Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 12/03/2018

La danse des premières filles

Voici le 147ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il nous entraîne, avec sensualité, dans le monde de la danse, incarné alors à Montreux par Santa de Knorring.

 La danse des premières filles
Récit basé d’après des faits réels

À Béatrice Bergher, Annelise Wagner, Katia Bizzo.

“Ordre – Discipline – Confiance – Amitié”

 Devise inscrite au-dessus du miroir des filles, dans le studio de danse: “la danse, c’est des larmes et de la colophane”

(Simone Suter)

 

Cour nord du Montreux Palace, le studio d’art chorégraphique de Madame Santa de Knorring miroitait de tous ses feux, tandis que sur l’impériale de la galerie, transi du trouble le plus profond, je voyais jaillir une par une les beautés les plus troublantes que la vie m’offrit sans aucun préambule.

Ma timidité niaiseuse d’adolescent entravé dans les gruaux d’une maladresse indescriptible fit son premier et fatal infarctus simultané de l’épicarde, du myocarde et de l’endocarde.
Depuis ces instants fatidiques où mon regard s’éleva sur ces grâces, je confondis à tout jamais peines de cœur avec problèmes cardiaques.

La blancheur du studio devenait plus éclatante encore. C’est ainsi que cela se passait depuis que la pluie lissait les murs sans discontinuer. Elle s’épandait sur les bras des danseuses en filigrane, comme une mousson d’albâtre s’effilochant en même temps que se dissolvaient leurs mouvements.

Placées de profil à la barre, le nez vertical, les yeux horizontaux, les belles évoluaient en apesanteur; on voyait presque l’air onduler comme des ondes, au vol d’un port de bras.

Il y avait la puissante Lise en avant-poste, recevant de plein fouet la fureur du professeur; Lise aux jambes solidement soudées, qu, lorsqu’elle libérait son chignon, ruisselait d’une chevelure nourrie jusqu’à la racine des reins.

Juste derrière, avec cette odeur délicate de musc, le poignet luisant de Sophie lacérait l’espace, c’était une cathédrale dont le bassin n’était autre que le parvis puissant de sa beauté devant quotidiennement subir l’assaut répété des hanches lancées en pleins galops.

En remontant longuement le long du corps, on apercevait en bout de ligne le rivage pur du front et l’orée laquée des mèches scarifiées au cutter à raz la peau.

Enfin plus délicate et discrète, voguait le cygne longiligne de Katy B. avec son port de tête impérial, les yeux grands ouverts et parfois embués de larmes. En fait, on ne savait trop si le jour mercuriel y nimbait jusqu’à déborder ou si quelques rosées cristallines s’y formaient réellement, telle la nacre secrétant une , juste au-dessous des yeux, comme des demi-osties plus friables, s’incurvant légèrement et donnant au visage une mélancolie non dénuée de charme.

Un jour, à la ville puis au foyer, elle s’était parée d’une magnifique robe écarlate. Elle savait qu’elle flambait, elle savait que ses flammes incendiaient, qu’elle embrasait en le chevauchant l’interstice ainsi transi de sa présence. Le savait-elle? Faisait-elle mine d’ignorer ses atours? Elle demeurait pudique, car-  juste au-dessous -, la pâleur s’employait à ne rien laisser paraître.
La sanglante étoffe sur la blancheur charnelle autorisait juste l’émergence de délicates veinules arpentant l’élévation des avants-bras.

Les corps se tendaient comme des lanières de cuir. Il était admirable de voir perler la sueur entre les omoplates, d’observer le glaçage s’étendant petit à petit, prendre de l’ampleur puis maculer l’académique de zébrures plus contrastées.

J’entrais en danse comme on entre en femmes. Je veux dire par cela qu’à partir du moment où j’aperçus ces filles, j’ai en une seule fois et sous le choc le plus violent que l’on puisse appréhender à cet âge-là, cessé à tout jamais d’être innocent.
Il était difficile de saisir ce qu’il survenait, depuis ce jour, depuis ce fatal lundi de septembre mille neuf cent soixante-treize, de dix-sept heures à dix-huit heures, je restais molesté par les flux féminins dévastant tout sur leur passage.
Rien ne s’était passé d’aussi grave et important depuis l’invention de la roue, dont j’espérais être le paon.
Je constatai le douloureux bonheur de ressentir les cordes du désir resserrer leurs étaux.

Il m’était aussi facile de réaliser combien j’étais privilégié de pouvoir assister et parfois effleurer cette puissante beauté féminine remontant sans cesse sur le métier. La danse broyait, malaxait… parfois la chair semblait fondre sous l’effort, les cordes tendineuses prêtes à se rompre écartelaient les membres bien au-delà du geste autorisé. Si bien que l’on ne sût plus si c’était le mouvement qui se prolongeait ou si c’était la peau qui cherchait à fuir ses insoutenables jointures mises à mal.
La rigueur laminait les silhouettes, les broyait sans compassion afin de pouvoir les rebâtir à sa guise, comme des cartilages de conjugaison que les ostéoblastes et ostéoclastes des diaphyses osseuses restructuraient sans cesse.

 

Le privilège culminait, car je pouvais voir tous ces corps féminins aux formes ravissantes se contorsionner dans l’énorme fondoir de la danse classique académique.

Les bras en croix, poignets anguleux, les jambes disjointes vers des hauteurs jusque-là insoupçonnées.
On sentait la matière organique se disloquer, se tordre comme du cuir sous le polissage rémanent des mouvements s’enchaînant les uns derrière les autres, sans discontinuer.

C’était là, à quelques centimètres de moi, à deux doigts de pouvoir être frôlé… Ne comprenant rien à ce qu’il m’arrivait, je demeurai béat d’admiration sans oser une parole, à contempler la détrempe des collants sur la chair ainsi qu’au travers les vitres se découper ces belles amphores, ointes de leurs propres huiles devenues translucides.

 

Je rêvais d’enlacer ces silhouettes échaudées comme de la cire, de pouvoir happer au passage puis goûter ou humer la puissante féminité aux forges s’enflammant du bas-ventre et s’achevant telles des dentelles vaporeuses au bout des membres migratoires.

Les femmes ont ce puissant pouvoir de création, de contraction, de dilatation, et d’expulsion. Elles pratiquent cet art depuis la nuit des temps; elles nous éjectent de leurs matrices comme le ferait le système immunitaire d’un antigène.
Nous avions droit aux assauts du monde alors qu’elles se libéraient d’un être parasite, suçant leurs plasmas et leurs mamelles.
Cela se ressentait dans les cours de Modern-Jazz.

Katy B. ressemblait à un sphinx de porcelaine, divine et impériale, fichée à même le sol. Mais, dès que les puissantes contractions enclenchaient les hanches en ondes péristaltiques, on assistait aux grâces de la délicatesse capable d’abattre un chêne.
Le moule de l’enfance éclatait en mille morceaux, car non seulement on pouvait appréhender ce que je continue d’intituler la beauté parfaite mais, en plus, on pouvait ressentir les odeurs profondes et pénétrantes des humus nourriciers servant à éjaculer l’humanité dans le vivier de l’existence.

Lorsque Sophie montait sur pointes, dans “Les cinq voix de femme”, œuvre du compositeur suisse Constantin Regamey, on avait l’impression de contempler une ombre chinoise posée en équilibre au bout d’une flèche. La chorégraphie trahissait la femme, ou la femme donnait l’illusion d’infimes grâce et délicatesse, dont la fragilité, telles des ailes de papillons, n’était cependant qu’illusoire.

La force matricielle seule, cachée dans les parenchymes profondément lovés à l’arrière du grand omentum, permettait l’érection de toute la structure charnelle sur trois minces points d’un empennage de plâtre.
Le bouclier abdominal devenait invincible et lorsqu’on était en mode adage – ou ‘pas de deux’ – lorsque l’on devait toucher, enlacer, porter, soutenir toutes ces nacelles “en balance”, le plus grand trouble vous assaillait. Ce dernier déflorait comme l’ammoniac retourne le souffle. Il ne s’agissait plus de surveiller les flammes de la forge, mais de descendre jusqu’à mi-taille dans le bain interstitiel. Jusqu’au point d’y défaillir. D’en avoir les mains transies ou ruisselantes, de garder les suints et les fragrances longuement sur soi.

Lise ne bougeait de son socle. Elle tenait. Enracinée dans l’asphalte. Elle forait jusqu’au sous-sol alors que, déployée en arabesque, elle vous logeait ses puissants galbes sur l’épaule, comme Vercingérorix le fît de ses armes à Alésia, au pied de Jules César.
C’était une Terrienne; ses mouvements émergeaient de la glaise, transportés par brassées, puis s’amenuisant petit à petit pour, aux sommets des mains, devenir aussi subtils et évanescents que les rubans de condensation laissés aux cieux par les grands courriers.

On pagayait dans un vaisseau sécurisé dont le chenal, bien avant les labours de poupe, était déjà tout tracé, balisé à la perfection.

Lise et Katy B. semblaient deux Colombines lunaires, alors que Sophie rosissait du visage.
L’une était sanguine, colérique, puissante et adepte du surhomme de Nietzsche; Zarathoustra n’avait plus de secret pour elle, encore moins Ferré et Barbara.
Katy B. voguait gracieuse sur les flots, c’était une oblongue trirème d’ivoire aux courbes sinueuses, avec une figure de proue émergeant bien à distance des embruns.
Katy B. tourmentait mes insomnies.

Les vacances flambaient avec sa pensée dans le corps et ses gestes sinuant sous ma peau, soutenue par l’odeur estivale des lilas embaumant mes longues nuits d’insomnie.
Je la voyais, avec sa robe rouge, flotter au-dessus des épis de blé, tel un incendie de coquelicots emportés par la brise. Puis, magistrale vision récurrente qui me revient quand elle était redressée sur l’avant-bras, en Sphinx, les yeux écarquillés, les lèvres mi-closes et perlant de nectars appétissants.

Ensemble, Lise, Sophie et Katy B. formaient l’élément gigogne rendant au chef-d’œuvre de Terpsichore l’équilibre qui lui était ordonné  d’acquérir; Lise ancrée dans la terre, le sang lourd et bien formée, les chairs puissantes, aux mouvements martiaux harnachés à des ailes de cygne dont le teint ne cessait d’absorber le bol laiteux des lunes; Sophie la ténébreuse, déroulant des champs stellaires sur sa longue chevelure, ou allongée sur la couche, ouvrant le vieux poêle à bois de sa chambre, m’invitant à m’enfouir contre son corps alors que les flammes réverbérées sur le mur consumaient mes hardiesses.
Je confondais l’enclume brûlante du ventre et de son pouls battant le fer contre mes tempes, avec les pulsations radiales de ses caresses suspendues un bref instant à fleur de lèvres.
L’hydromel de sa peau moite, le goût du sel deviné furtivement, tout cela me revient par rétro-olfaction…
Elle s’arrangeait toujours pour synchroniser l’arôme d’un thé de jasmin avec l’avancée des chandelles imbibant la pièce et le goût de ses baisers.
Des spectres orangés virevoltaient sur son visage tandis que de ses hanches ourlaient d’infinis horizons fuyant par-delà le sommier.

Je rends grâce aux cieux ou à son Éternité, d’avoir pu être vivifié en même temps par la Femme, la danse de la Femme, la gestuelle de la Femme, la splendeur Féminine.

Barbara chantait :

“C’est parce que, je t’aime, qu’il nous faut nous quitter. “

Car mieux vaut, 

Oui mieux vaut, 

Se quitter, avant que ne meurt le temps d’aimer. ”

 

Barbara chante toujours:

“Amoureu-se, amoureu-se, amoureu-se, tellement amoureuse.”

Katy B., frêle esquif sous les hurlements de la Maîtresse de ballet, les diagonales éhontées, les mouvements de sa robe sous les assauts des jambes, les volutes des bras, créant des manches zéphyriennes à dentelles, que je plaçais au-devant d’une fastueuse agape en pleine nature rousseauiste, emportant, de ses fines mains, la légèreté d’une théière à motifs.

Katy B. qui, malgré elle, ne parvenait d’un geste délicat des lèvres à voiler le chapelet d’un sourire, d’une respiration sensuelle et haletante à la fin d’une variation.

Recommencer, recommencer encore et encore, jusqu’à la perfection, jusqu’à ce que ces fines coupelles de porcelaine et de terre cuite se fendent ou soient prêtes à se lézarder.
Fins, si fins louvoiements cherchant à bout portants à saillir d’un bloc de marbre.

Nous demeurions immergés dans ce studio de danse, albinos dévorés par la pénombre, tel l’atelier de Da Vinci, André Vésale, ou encore, celui du docteur Günther Von Hagen, inventeur du procédé de plastination.
Le scalpel de la répétition réséquait les tissus jusqu’à la moelle, jusqu’à la sensualité brassée au travers des ferments du principe tégumentaire.

Que la danse se dissolve ailleurs et plus loin.
Derrière la pluie en grains du Montreux-Palace.
Loin des coulisses,

Du rideau refermé.

Les pas nous quittent, mais les danseuses demeurent éternellement lovées en nous.

(Photo: la danseuse Katia Bizzo, nom réel)

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch “Contes fantasmagoriques de Montreux, “La danse des première filles”, mars 2018 – Tous droits de reproduction réservés.