Paru le: 30/10/2017

Grand-mère chez Zurcher

Voici le 132ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. De la confiserie, des petites pièces et du chocolat.

Bonne lecture!

Grand-mère chez Zurcher

 GENRE: Récit d’enfance

à ma Grand-mère Nelly Diserens-Burdet

 

Aujourd’hui, elle portait son petit chapeau de paille avec un oiseau de papier coloré en bleu pastel.

Comme tous les après-midis du mercredi, elle avait rendez-vous chez Zurcher avec ses amies. Mais Gand-mère demeurait toujours permissive avec moi; j’avais le privilège de participer aux agapes.

 

En principe on ne mettait pas beaucoup de temps pour arriver sur les lieux; ça se parcourait en trolleybus depuis la Place Gambetta jusqu’au Marché Couvert. Mais il fallait quand même bien descendre toute la rue à pied et entendre tambouriner ses chaussures qu’elle portait juste pour l’occasion.

 

C’était une vraie broderie que l’on voyait déambuler; petite chasuble crochetée main, rouge à lèvres carmin qui débordait tout le temps sur la devanture artificielle des dents, pommade rutilante et nez ma fois bien présent, poudré avec extravagance. Grand-mère n’avait jamais bien su comment doser ses cosmétiques, son visage miroitait tellement qu’on se voyait dedans et, en d’autres endroits c’était tellement poudré qu’on croyait piquer du nez directement sur son poudrier.

 

Puis elle avançait, silencieuse, par petits trots, admirative toujours des vieilles coiffes Belle-Époque luisant au soleil et des marquises de verre longeant l’avenue du Kursaal. Tout cela nimbait délicieusement sur le trottoir jusqu’au cinéma Rex.

 

Zurcher, c’était déjà cette atmosphère saisissant le souffle; un mélange d’odeurs se confondant entre elles, se goûtant les unes et les autres afin d’offrir en bouquet final cette caractéristique fragrance composée de cacao et de cafés fraichement extraits des percolateurs. Dès que l’on fendait la protubérante jupe de l’entrée principale on se retrouvait plongé entre le brouhaha d’une pénombre délicieuse, des dorures de comptoirs étincelants de petits fours aux glaçages multicolores puis, tout au fond crevant sur le lac et les montagnes, les grandes baies vitrées que les tempêtes de clarté ne cessaient d’assaillir.

 

Zurcher, c’était la clameur des couverts qui tintaient sur la porcelaine, l’argenterie des théières scintillant par dessus les nappes, la roseur du salon adoucissant le grain des objets et la peau des jeunes filles dont les mains écloses comme des corolles s’alanguissaient sur les serviettes.

 

Les deux amies de Grand-mère arrivaient toujours en avance. Madame Borloti et Madame Graffenried. L’une toute menue au nez pointu et cheveux gris souris, l’autre large et puissante en bonne cantinière Munichoise.

 

Les tresses de la grande jeune fille s’écoulaient comme des lianes sur son échine, tandis que le guidon de la moustache du pianiste dépassait à peine du clavier, ou poignait entre les colonnes supportant le haut plafond et les partitions du thé dansant s’y répercutant en échos.

 

On parlait du petit, de la serveuse qui avait perdu son époux le mois précédent mais qui se laissait ostensiblement remarquer au bras d’un autre béguin. On se demandait si cette mort ne tombait finalement pas à point, étant donné qu’il y avait eu une sacrée différence d’âge entre les deux.

 

C’est alors que Madame Borloti fouillait assidument dans le terrier de son sac afin d’en soutirer toutes sortes de bonbons qu’elle voulait bien me donner en gage de ma quiétude. En me tenant tranquille, je voyais toutes ces belles boîtes scintillantes émerger à l’air libre, certaines délicatement entrouvertes sur des gommes aux cassis; la plus grande, ronde comme une boîte de cirage, arborant l’image d’Épinal d’une petite fille aux joues rosées, contenait des cafards à la réglisse et des oignons à la menthe, entourés de beaux papiers oranges et transparents. Enfin, d’autres sucreries s’éparpillaient ça et là, serrées en couettes dans un étui.

Il fallait la voir grattouiller comme un petit hamster affolé, tout en s’essuyant d’un mouchoir à dentelles de petites miettes rebelles collant aux commissures des lèvres.

C’était un hamster dame.

Ça discutait sans réserve, pour certaines des maris dont on ne pouvait plus tirer parti, demeurant des jours entiers vautrés sur leurs canapés ou autres bergères; s’il n’y avait que cela, mais il fallait en plus se mettre à genoux pour demander le moindre service. Cela devenait si difficile, cela prenait de telles proportions qu’on finissait par faire les choses soi-même, vous comprenez…

 

Pendant ce temps, la belle ambre du thé habillait le fond des tasses d’une cape épaisse et odorante. Dès que le couvercle de la théière s’entrouvrait, on voyait les volutes s’échapper de la demie-lune argentée, avec délectation.

 

Madame Graffenried ajoutait une rondelle de citron et je m’amusais toutes les semaines à regarder le breuvage s’éclaircir sous l’effet solaire de l’agrume. Grand-mère y répandait quelques gouttes de crème sous l’effet desquelles se formaient de colossales galaxies s’enchevêtrant les unes dans les autres, jusqu’à l’obtention d’une belle surface marron.

 

La puissante Munichoise parlait de ses malheurs infinis, répétant à l’envi en me fixant étrangement, “qu’il fallait profiter un maximum de la jeunesse pour rire, afin de voler au temps et à la vieillesse son lot de misères et de larmes.” Ses yeux s’humidifiaient, alors que discrètement Grand-mère arborait un signe de tête entendu à mon intention. Tout ceci se déroulait sous des saveurs de goûters se mêlant ensemble, ne formant plus qu’un simple et unique fumet dont l’essence de bergamote donnait le ton.

 

Madame Borloti croulait sous les ennuis avec son mari; finalement on ne demeurait fiancés que quelques jours, mari et femme une année ou deux, maman torchon pour le reste du temps que le Seigneur voulait bien nous accorder puis, vers la fin, infirmière à temps complet. On ne devait pas se plaindre, on avait quand même eu des beaux jours, bien que très courts selon Madame Graffenried. Quand à Grand-mère, papa n’était pas mauvais, mais il ne fallait pas qu’il boive. Ce vin, ça avait toujours été la plaie de leur mariage. Ce n’est pas qu’il exagérât, seulement voilà, il n’avait jamais supporté l’alcool. Au début, on ne se rend pas compte de la différence d’âge; vers cinquante ans ça va encore, mais vers soixante dix-sept ans d’écart en plus chez un homme, ce n’est pas comme chez une femme: ça redevient des gamins… Puis, baissant d’un demi-ton tout en luttant de la fourchette sur une pièce au moka, “Mais ça reste toujours cochon…”

 

La luminosité baissait. Les fenêtres coulaient un jour plus sombre.

Le clavier se referma et la moustache du concertiste tomba en désuétude avec les restes de friandises éparpillés sur un napperon.

Zurcher s’amollissait, avec une frange de lac entre le Kursaal et l’Hôtel Eden clignant d’un dernier feu.

Depuis cet après-midi là un épais rideau s’était abaissé sur les baies en enfilades.

 

Les belles grands-mères se fanent comme des corolles d’immortelles, épinglées sur le coeur à tout jamais.

© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Grand-mère chez Zurcher”, octobre 2017 -Tous droits de reproduction réservés.