Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 15/11/2017

La petite église blanche

 

 

Voici le 134ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Des souvenirs de son grand-père

La petite église blanche

GENRE : Récit d’enfance

Aujourd’hui grand-mère m’avait laissé tout seul. Ceci la souciait peu car elle savait que j’étais plutôt un être contemplatif, aimant calme, solitude et pondération. Dès que je le pouvais, je fuyais les préaux bruyants ainsi que tous ces cris de gamins stupides s’égayant en tous sens, bataillant ou se bousculant sans cesse afin de paraître les plus robustes; l’école avec tous ses abhorrés couinements de meutes.

Je montais seul à Caux, avec Adeline, visiter la petite église blanche. Je voulais admirer en silence les mains de cette prieuse, caressées par le rais des vitraux; ressentir en paix l’indicible trouble que me procurait la présence de mon amie.

Adeline était déjà grande pour son âge. Elle aussi fuyait la multitude et lorsqu’on avait été sage, ses parents la laissaient prendre toute seule le funiculaire Territet-Glion, puis la rame deux cent-sept du Glion Naye s’en allant bleuir les hauts pâturages de Jaman. On entendait longuement résonner l’automotrice sous les galeries puis s’engloutir dans un grondement sourd entre la roche.

Oui, pendant ce temps-là grand-mère restait toute seule, vaquant une heure ou deux sur la grande terrasse de l’Hôtel Righi Vaudois de Glion. Parfois, elle y prenait un thé sous les ombrages et, de loin, alors que le visage poupin du petit garçon de pierre semblait la suivre du regard, on voyait le volant de son chapeau éclore tel un bleuet sur la combe lisse du Léman. Image indéfinissable de bonheur et de quiétude, alanguis vers ces espaces miroitants, froncés de courants contraires ou d’alluvions se prélassant sur leurs radeaux d’émeraude.

 

Adeline avait les cheveux retenus, on ne voyait que ses mèches tranquilles s’écoulant sur les tempes, laissant à nu son beau visage poli d’aurores. Puis on apercevait aussi éclore par dessus la corolle de son chemisier la haute hampe du cou, délicatement galbée d’un marbre aussi pur que le névé saupoudrant les hauts de Jaman.

 

Grand-mère buvait son thé, tandis que je regardais les bras d’Adeline entrelacés ensemble, on aurait dit deux méandres de lait tendrement bercés par le souffle de la jeune fille.

Dans la petite église blanche, les boiseries craquaient sous l’action des vitraux attiédissant le lieu. Son visage se nimbait, alors qu’en même temps elle saisissait, de ses volubilis d’albâtre subrepticement déroulés, le petit psaume se trouvant fixé contre le dossier de la banquette avant. Elle ressemblait à l’envol d’un cygne rivalisant avec la neige.

 

Sous la dorure du jour, je savais que grand-mère bienveillante m’attendait plus bas, pour – à la fin – indubitablement venir nous rechercher. Sa présence me suivait comme un ange gardien. Puis j’étais si bien avec Adeline. Je sentais l’odeur de ses cheveux, la peau dont les fragrances soudaines s’échappaient par la collerette des manches, le petit sillon de la nuque, les tempes nacrées, cela m’envahissait d’un frissonnement constant; même la soie des habits me chatouillait le ventre, lorsque je percevais les froissements changeant de sa posture.

Adeline baignait dans l’univers bleuté des vitraux; l’endroit où elle demeurait se creusait d’une alcôve soudaine d’où elle émergeait étrangère à ce monde, écarquillant ses grands yeux cyan sur le calvaire du Christ.

 

Au fond, vers l’autel, un chenal luminescent s’ouvrait aussi, déchirant les pénombres comme de vulgaires voilages. On entendait l’été crisser avec le chant des martinets et le foin coupé perdre son âme odoriférante.

Adeline se leva sans mot dire, enfin il sembla: j’avais plutôt l’impression d’apercevoir sa robe s’emplir de souffles, telle une voile de trirème, puis glisser en direction de la nef, toujours portée par d’invisibles courants.

 

Grand-mère regardait l’heure, bientôt elle reprendrait sans tarder la crémaillère puis, soucieuse, nous hélerait afin d’être sûre que nous eussions été vraiment dans les parages de la petite église blanche.

Je l’aimais cette chapelle. Si simple avec son parvis, puis son porche puis, dès l’entrée, tout au fond, collé juste au-dessous du poumon des orgues, sentir cette odeur de cuir et de poussières amoncelées sur les objets, sur la grande bible éclaboussant le tabernacle de ses vieilles pages jaunies par les ans.

C’était mystérieux car, à ce moment en tremblotant, Adeline se taisait, ou chuchotait à peine, avec une voix qu’aucune tendresse ne saurait plus depuis ce jour-là reproduire correctement. Elle demeurait juste figée pendant de longues minutes, alors qu’autour de la chère silhouette une étrange aura s’irisait en contrejour.

 

Elle me tendait la main. Je sentais monter l’arôme de sa gorge, de cette peau blanche fendue en V par le col clos en étau, mais qui se roidissait délicieusement pendant les veillées de Noël, lorsqu’elle chantait des versets provenant de contrées lointaines quelque cantique émergeant de jarres depuis longtemps ensevelies aux tréfonds de Qumran.

Dehors, par un vitrail entrouvert, alors que les pas de grand-mère se précisaient, la lumière frissonnait sous la brise.

 

La main d’Adeline me frôla, elle avait la tiédeur et la consistance d’un pétale de rose. Son poignet palpitait comme une petite bête apeurée, semblant se rompre sur le lit béant de la manchette. Je le sentais, lisse comme un miroir, d’une délicatesse infinie dont l’épiderme semblait aussi fin que la paupière close d’une enfant.

On a dû jouer à s’épouser ce jour-là, dans la petite église blanche, car par cinq fois la cloche se mit à tinter. On entendit grincer la porte et, furtive comme une fée, grand-mère attendait, immobile, que la cérémonie voulût bien s’achever.

Je vis le faciès d’Adeline s’incliner en direction du jour intense, provoqué par la voussure béante de l’entrée.

 

Comme à son habitude, elle était habillée de dentelles et de gants blancs.

Profondément aimante, profondément patiente.

 

Je me rappelle avoir subitement enlacé Adeline. Elle avait la bouche mi-close, les lèvres enduites d’un nectar argenté. J’en ressentis la tiédeur, son haleine dégageait une fragrance de lait et de pommes vertes. Sa taille frémissait entre mes bras, tandis qu’autour de mon cou je revis les deux petites faucilles luisantes de ses poignets frôler mes joues.

Grand-mère, dans sa grande bonté, avait tissé une inflorescence de liserons qu’elle déposa délicatement sur la tête d’Adeline. On voyait, au-dessous, la chevelure noisette baignant la nuque s’embraser par l’évanescence de l’occident.

Puis elle s’éloigna, enfermée dans le mutisme le plus complet, les yeux humides. Elle savait ce que voulait dire ces instants-là, surtout quand une enfance malheureuse vous les avait maraudés à tout jamais.

Nous sommes sortis tous deux de la petite église blanche, à reculons. Nous y entendions encore des mélopées, nous avions reçus les grâces zéphyriennes.

 

Pour la vie, Adeline serait mon épouse et grand-mère mon unique témoin. C’est pour cela qu’elle était aussi montée à Glion avec le funiculaire ce jour-là, puis sur le bel autorail, qu’elle y avait pris son thé-crème face à l’étendue lémanique et les petits garçons de pierre lui souriant sur leurs piédestaux.

Depuis, j’ai vécu. Ou plutôt survécu. Cela détermina sans cesse l’écoulement du temps. Mais Adeline est demeurée mon unique épouse.

C’est cette histoire que je contais au vieux monsieur à barbe fournie et tout habillé de noir, ce jour-là, sur le banc devant l’église, en même temps qu’à vous tous, désormais.

C’était le dernier vieux pasteur anglican de la petite église blanche qui avait donné aussi son ultime office le jour où il avait accepté d’accompagner grand-mère par delà les vitraux et les champs aqueux du Léman.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AV ) & MyMontreux.ch, “La petite église blanche”, novembre 2017 – Tous droits de reproduction réservés.