Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 01/05/2017

Brut de brutes

Voici le 115ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Accrochez-vous, c’est assez sombre…

 

Brut de brutes

Genre: Réalisme – Naturalisme.

À ma grand-mère Nelly-Germaine.

“Les enfants poussaient sur la misère, comme les champignons sur le fumier.”

Émile Zola, “L’assommoir”, 1878.

Je  ne sais plus du tout à quoi s’apparente la Ruelle du Chaudron. Il semblerait qu’elle change de conformité chaque fois que je m’y engage. Noël installe partout ses échafaudages, ressemblant comme toutes les années de moins à moins à la fête qu’elle doit normalement représenter. Il y a des guirlandes lumineuses partout, des rennes, une féérie godiche que le monde se plait à exhiber aux corniches des fenêtres. Il en découle toute une tradition campagnarde et rurale, avec des personnes épiant derrière les rideaux ou sur les pas de porte. Des lorgneuses de fentes privées, retourneuses de fientes, des fouilleuses d’égoûts ou de poubelles municipales, femmes difformes et mal fagotées, ayant dévalé plusieurs maternités et ne ressemblant à plus rien, recherchant la faute grave parmi les déchets des autres, les plaques d’immatriculation demeurant un peu trop longtemps sur “leurs” vagues terrains. Ça donnait vie à toute une progéniture criarde, cloisonnée en fermettes ou autres maisonnettes à carreaux chassieux; il n’était donc pas question que des étrangers viennent empiéter les places de stationnement, ni les parcelles nominatives. On vivait dans la bouillie, les couches, les merdes canines, en toute cette bruine pâteuse et ces atmosphères confinées sentant partout le lait caillé. On déclarait la guerre aux massifs négligés, arbustes dont les branches osaient sauvagement se balader en toute liberté par dessus les thuyas, au propriétaire ignorant son talus ou ne l’entretenant pas selon les goûts bien établis.

Quelque chose d’hostile montait de la cour des carreaux avoisinants. On avait l’impression de voir les rideaux bouger, à peine essayait-on d’échapper à cette existence morose et constituée uniquement de lourdes domesticités.

Lorsque je me trouvais à marcher dans la rue, par le simple fait de devoir regagner mon logis, j’avais cette désagréable impression de me sentir épié. Quelques fourches à foin traîtresses sondaient mes reins, même lorsque j’accélérais le pas afin de disparaître au plus vite sous mon porche.

Pourtant, derrière moi, il n’y avait que de petites choses accessibles à toute carte postale; le soleil des seize heures laquait la façade d’un joli petit verni propret; au pied de l’escalier un nain montait la garde, tandis que sur les fenêtres des chats de terre cuite fixaient la rue de manière inexpressive, les yeux comblés d’opacités.

Que ressentais-je donc de si hostile, au point que toute la Ruelle du Chaudron en devenait oppressante? J’évitais de déambuler devant les chemins principaux, préférant croiser par les petits escaliers menant à la rue du Pont puis, en bas, vers la combe et l’usine électrique, tout un chemin fastidieux me libérant du regard de la cuisine omniprésente. Cette présence emplissait entièrement le quartier, débordant même dans le salon, c’était – comment dire – une sensation d’amplitude hantant le moindre lieu.

De nuit, les décorations immergées sous la brume s’enkystaient de halos gras, et cela tournait de manière circonvoisine entre tous ces petits boyaux, gaffes ou ruelles, dont les fenêtres sombres semblaient des yeux crevés, et les portes closes autant de baillons fichés sur des secrets peu recommandables.

Plus hostiles encore, ces voussures de caves ou de granges, regorgeant d’anciens outils ruraux. Des guenilles y pendaient, d’anciens pressoirs vissés à fond dans le bois vermoulu, des seilles, puis cette affreuse tradition du carnotzet, entretenant l’abrutissement et l’atavisme des générations délavées d’éthylisme.

C’était bien autour de moi, collant aux semelles, me rattrapant, tous ces aïeux en porte à faux, revenant gutturaux rechercher leurs objets familiaux, des faux tordues par les ans, d’anciens fourneaux, toute une nostalgie rhumatisante, gémissant encore sous les assauts de l’ivresse et la puanteur du fumier.

C’est cela qui m’atteignait, ce campagnard rampant au sol, crouille derrière le coeur, cherchant chez l’autre la bonne faille pour le détruire, puis une fois l’âme mise à néant, jouer les bons samaritains afin de fouiner les moindres recoins de conscience, les moindres lieux communs menant vers la victime sur laquelle on avait jeté son dévolu. Vivre par procuration les ébats du voisin afin de tenter une fois pour toutes de se dépêtrer des mottes grasses de chienlit urbaine, du mari ventripotent vautré devant le génocide télévisuel.

La nature et la beauté des lieux, ainsi que les lumières changeant à toute heure, n’avaient point réussi à détordre ces troncs mal dégrossis, tous emplis de sève empoisonnée. Si la ville attaque les rats par des vices souterrains, la campagne fermente ses âmes troublées par des monceaux de descendances pathogènes, emplies de tics, de manies, de maniaqueries oscillant entre les fêlures subies et le devoir bien accompli, devant par tous les moyens possibles demeurer propre en ordre. De petites manies pathogènes et “nasifiées” à vouloir coûte que coûte égaliser les lieux de conformisme bien pensant, de droiture accomplie, quitte à dénoncer son voisin de couleur arborant confessions ou habitudes dérangeantes à plus d’un égard.

Telle est la vie des petites gens constituant l’honnêteté du quartier, pendus derrière leurs écoutilles d’observation, pour ne pas dire miradors.

Partout cela montait, comme des manteaux de nues et d’humidité léchant les murs et les corps. Une condensation latente et confinée, tout un mélange amalgamé avec la merde des chiens ou des chats, des nombreuses couches à décoller ou autres litières servant d’arrière fonds. Une crasse indescriptible s’amoncelait, escaladant les angles, rongeant les carreaux de cuisine et les buffets à provisions. Rurale et sombre, basse sous les néons, grasse dans l’assiette ou pisseuse au fond d’un bol.

 

On s’encroûtait littéralement sous des alcôves, et l’on ne voyait absolument plus de différence entre l’ossification mentale des habitants et les pierres rudement posées les unes sur les autres, formant des pâtés biscornus que tout le monde applaudissait en repensant au bon vieux temps. Il y avait cette nostalgie fraîchement repeinte guignant sous les récentes transformations, la cuisine dernier cri; mais on n’en continuait pas moins de regretter les vieux objets et les vieilles façons d’antan, confortablement installé à l’intérieur de tout ce rustique retapé à neuf.

Conformités et vies domestiques grisaillaient tous les jours en des habitudes ennuyeuses, la stase d’un coma profond que personne ne voulait admettre, étant donné qu’on nous avait tous fiché dans la cabosse qu’il n’y avait qu’une seule et unique façon de mener et de réussir sa vie en toute conformité: être “gentil”, bien travailler à l’école, avoir des bonnes notes, continuer dans les études sérieuses, puis se marier et avoir des enfants. Le bluff sociétal le plus abouti concernant la prise d’otages autorisée. Tout cet ennui permanent anesthésiant la moindre envie et le moindre goût, javellisant toute couleur et tuant les passions dans l’oeuf.

Aussi ne savais-je comment arriver à mes fins, échapper à ce spectre malfaisant s’immisçant entre les fentes de mon intimité, de celle des murs ainsi que de ma propre survivance.

Cela vient de cette cuisine aux néons violacés, de cette femme errant sur le parking et vociférant de toutes ses forces dès qu’une ombre osait par mégarde ronger son périmètre. On ne devrait jamais laisser la première porte ouverte séparant la cage privative de l’escalier principal, mais cela rampe, pareille à une mauvaise herbe, puis courbée en araignée ou recroquevillée contre sol, on la voit, oui on la voit, ce n’est pas imaginé, en train de fureter partout, à vouloir presque soulever les plinthes, fouinant et fouillant comme truie cherchant truffes. Ce sont des rampants unidirectionnels qui, telles des charrues, labourent l’existence, faces contre sol.

Hélas, toutes ces générations successives tassées en chais grimacent à nouveau. Alors on sent ces miasmes fendant la brique émerger à nouveau des lézardes, entre les vieilles enseignes de ferronnerie annonçant antiquités et autres bazars poussiéreux. On y voit que les lèches d’une pénombre sale, débordant des vitrines sur un silence vicié. Rien, point de vie ou de relents passés: des hommes atrabilaires tirant sur leurs pipes, ligotés d’écharpes malingres. On vogue dans la noirceur du cirage, des fonds de fourneaux et de cendriers, une mine à ciel ouvert emplie de stratus à raz bord.

Ce jour-là, les poubelles trônaient dans la cour. Nabots noirâtres et rongés d’entrailles difformes. Le train grondait sur son ponton, menant Noël vers le père des enfants. Le temps se faisait plus sale encore, plus enclin à se dissoudre sous la gouache des nues. Depuis le bourg, on voyait émerger la roue: elle tournait de plus en plus vite, avec la loterie des visiteurs accrochés entre mâts et coupelles. Gnomes de cent-dix litres, ces ordures semblaient avancer contre nous. Il y avait du bruit dans les escaliers, j’entendais le feulement annonçant que l’on venait d’ouvrir la première porte.

Affolé, plus vite encore, j’attrapais ma compagne comme une cosse protectrice, car la chose approchait à grand pas, déjà la poignée se mouvait et, malgré que tout fut soigneusement verrouillé, j’entendais la poignée grincer et des choses diffuses feuler contre le chambranle.

Cela attaquait la gorge, comme la puanteur du chou cuit ou du poireau suant sur une toile cirée. Toute une vision lardée de contrefaçons grimaçantes se figeait devant le cadre. Les ruelles suintaient aussi, froides et pentues sous la glu nocturne. Les tuiles, les lucarnes, tout devint sombre et bas. Une remâche de bestiaux, l’odeur crasse de l’ignorance, des superstitions et de l’obscurantisme cloués aux huis comme des chauves-souris, tapaient bigles contre les poutres apparentes, de tout ce beau rustique sous lequel on aurait pu suspendre la lessive et pendre ceux qui ne fileraient pas correctement aux sommations réglementaires.

Non, on ne pourrait plus fuir!

Nous n’étions pas les seuls à vouloir monter plus haut que l’attique. Mais on ne sort des lucarnes que par le corps, et résolu à tout, voulant échapper à tout prix à ce siècle difforme et grimaçant, voyant enfin la réalité des âmes et des actions produites par le ferraillages des traditions urbaines se perpétuant uniquement par inertie et sans conscience aucune… je décidais, avec mon âme-soeur, de quitter en esprit nos corps mortels, et par la fenêtre d’évider les caillasses de ces bicoques mortifères.

Non, nous n’étions décidément pas constitués pour l’affrontement mécanique de cette existence et de ses habitudes automatisées, ni pour apprécier les occupations puériles de nos semblables.

Hantises insupportables dont nous ne pourrions hélas plus être exorcisés !

Fantômes et fantoches sommes-nous en ce monde dérisoire, que nous hantons jour après jour en effrayant les autres habitants, entourés de succubes, d’ogres reptiliens uniquement assujettis par leurs entrailles!

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains ( AVE ), pour “MyMontreux.ch” – Contes fantasmagoriques de Montreux – “Brut de brutes” – 18 décembre 2016. Tous droits réservés.