Envol
L’écrivain montreusien Luciano Cavallini nous conte ici la nostalgie des parents qui voient pour la première fois partir leur fille à l’étranger. Poignant.
Envol
Genre: récit
À Gaïa ma fille, qui s’en va au Far-West.
On regardait la chambre comme si c’était l’ultime fois. Elle était là, lit en guenilles, chats vautrés dans la cuvette des draps. Dehors le cerisier avait fleuri, il était devenu tout feuillu, alors que les premières gourmandises poignaient déjà leurs joues fruitées entre les trilles. Les ailes se confondaient aux mouvements de brise, la fenêtre béait encore sur cet air cru, c’était tout un bruissement de papier soyeux qui venait rafraîchir nos contemplations.
Dans le bas des escaliers, là où vers la niche fuit l’ombre moisie de la cave, le carré pesant d’une valise, nette, taillée à flancs de carreaux. Une espèce de stèle violacée, prometteuse d’horizons, affamée de contenir tous les vêtements du transit et dont elle se nourrirait ensuite des climats accrochés à la dérobée.
L’envol commence ici. On regarde la chambre, le château du Châtelard, l’histoire des pierres et de la chair, de l’armoire ayant vu naître les chats entre le murmure de la Baye et les après-midis alanguis sous la tenture orange du balcon.
On croit apercevoir encore un livre d’image mal refermé, le dessin gigantesque de Grand Gros Roux, le chat énorme semblant né du plus robuste des épis de maïs.
La petite n’était plus petite.
Elle avait grandi et par dessus la corniche du toit, avec les martinets ayant nidifié d’une seule volée, on voyait déjà plus haut passer les passagers crayeux des grands courriers griffonnant l’azur avec avidité.
On devait lui faire confiance, ce ne serait pas long, mais bon, l’autre continent on s’en rappelle encore quand on l’avait marqué d’un fil d’ourlet tenu par deux chewing-gums. Il avait quand même fallu dérouler un bon bout du bobin avant d’empoisser les deux côtés des terres. C’était entre cette immense flaque ondulant sous l’acier des cieux mouillant l’océan, ou débordant par delà la ligne d’horizon et la corniche aux glycines. Puis là-bas on le savait, quand ici il faisait nuit, le jour de l’autre bord semblait plus brillant et rien ne laissait plus songer que des ténèbres puissent une fois s’y entremêler.
Vingt ans c’est terrible. Toute la beauté filiale qui éclate en un selfie. On le sait maintenant tout part au bout du monde de manière instantanée. Même des vieilles maisons à armoires entrouvertes, à peintures fatiguées sur la vaisselle ordonnée, les tasses bâillant par les anses suspendues à des crochets, tout fiche le camp, rien ne demeure fixe.
La danse du monde, la danse des corps, les petites étoiles à noyaux dans la cellule, puis les nues d’une molécule, puis enfin le grand conglomérat d’un être gravitant lui-même autour de la planète. Une espèce de satellisation systémique formant la forme d’une jeune femme. Les étoiles ainsi écloses sont voies lactées pour une fourmi et pour l’homme juste au-dessous, fixant les corps célestes, la constellation d’Orion.
C’était le grand voyage, celui dont on parlait sur la table à langer, avec la tiédeur du bain stagnant encore dans le lavabo. Quand on disait que ça allait décoiffer rien qu’en landau, alors qu’on était pris dans la tendresse des effluves au Calendula.
Puis un jour les chats aussi, ils sont sortis du ventre d’Agate, par l’armoire entrouverte de la chambre, avec les bons habits douillets reposant paisiblement sur les rayons. Un par un. Théo et Tit Noir, puis Iena et le Dodu qui ne trouvait pas les seins de la chatte et qu’on devait tout le temps replacer à la tétée. Ils sont sortis les chats, le tien au ventre rose, entre ours peluche et chat pyjama, en bon ours confiant et rassurant, le Dodu, le bon Tata, puis enfin Jade, la petite peureuse, “Peureuzounnette”. D’abord dans l’armoire, puis dans le tiroir du lit gigogne. Peureuzounnette, fine et délicate sur les beaux jours de l’enfance. Les premiers pas dans le gazon, après la découverte du balcon, l’odeur humide des ruisseaux remontant par delà les brouillards et croassements de corbeaux, le long des Porteaux.
Elle ne le savait pas, mais les arbres continuent de refleurir en elle, même si pour l’instant les floralies des haies et buissons ne sont plus importantes en cette tranche de vie. Ni le bon goûter de pommes-bananes sur le banc ouvrant contre le lac. Les jouets gisent au sol, ils sont confiants, comme les poupées agenouillées osant enfin guigner sous le lit, sur ce parquet empli de talc poussiéreux.
Quand le douloureux moment de ne plus avoir peur en regardant entre les fentes est arrivé, ainsi que celui de ne plus craindre de laisser dépasser les pieds du sommier ou des couvertures, c’est que la mauvaise nouvelle était tombée; souvent celle d’être devenu adulte, saisi par l’univers au teint cave et humide des Magisters de ce monde; représentants des existences formatées et standardisées, gonflés de tâches domestiques domptant les plus rebelles à cette existence morose dont on nous fait croire sans cesse qu’elle est la seule valable et existant comme telle, sans rien d’autres. Mensonges des arracheurs de dents et étouffoirs de torchères.
Alors la belle, elle se penchait déjà par dessus le balcon, voulait savoir ce qu’il y avait derrière les Crêtes par où se couchait le soleil, c’est à dire le Jura, comment ça glissait là-bas, si c’était bien un maelström sanglant dévalant des gorges à pic, cet autre côté. Sur la rondeur de la colline, elle croyait parfois voir grimper péniblement une calèche, tirée par une rosse efflanquée. Les reins rougeoyants sur les coteaux, cheval de sang, cheval de trait, mais non… Cela semblait une ombre… Une ombre attardée cloquant sous les saisons.
On en était plus au premier voyage à Milan. En inventant des airs scandés, parce que joyeux d’être parvenu en Italie. Des airs folâtres: ” Minie, minie, minie ! Minie, minie, minie…”
– Mini-mi, mini-mi. ”
– Mais non ! C’est pas ça !
Rage des poings, rage des jambes.
Rage des poings en compressant la purée de pomme de terres aux creux des paumes. Puis tombant par terre au pied d’un potelet, un jour de dorures sur le port du Basset.
– Pitala, le catacloc !
– Oui, tombé le cheval. Tombé.
Comme les principes de ton échine.
Elle prenait son envol, cette fois-ci on ne regarderait plus passer les oiseaux par dessus des bordures de toits. On irait plus loin et plus haut que le ballon ayant réussi à toucher la matière des tuiles, aussi incroyable que cela puisse paraître! On s’enfuirait aussi bien plus avant que les chemins ombragés des chats sinuant entre les fourrés, plus loin que Mage le nuage, qu’on observait s’entredéchirer par la fenêtre et fuir ailleurs, lors des refroidissements lovés au lit, au lit blotti longuement. Au lit protégé.
Contre les voleurs d’enfance.
C’était d’un coup plus rude. Des portiques claquant comme des faux, un monde d’adultes en gris et noir, en smoking clos ou jupes cintrées, du bleuté à talons aiguilles et attachés-“caisses”. Des cravatés en potences ou jetés par estrapades en fonds de chemises.
Le squale en bout de piste prendrait son élan, un sacré et ultime coup de rein; il courra, courra encore, vociférant à pleine puissance, suçant l’oxygène des ses orbiculaires givrés.
Il courra, courra, jusqu’à ce qu’au bout il n’y aie plus de tarmac du tout, plus de sol où toucher terre, une abîme où pour ne point tomber, on était obligé de s’élever à pleine puissance!
L’heure de l’Amérique, ma belle. Des States. Du job, carrières et performances.
Il fallait bien qu’il arrive ce jour, où tu appréhenderais aussi la laideur cachée des mots.
Au matin, parfumée et belle comme la première rose entrouverte du jardin qu’elle n’aura pas vu, embrassant le Dodu et marchant très haut sur ses talons de conquistador, la valise offerte au monde et son charme à l’humanité, elle laissera pour la première fois tout seuls ses parents derrière la porte d’embarquement.
Alors d’un coup, digérée déjà de l’autre côté par l’univers business class, maman et moi qui l’aimons fort, notre fille, on se ramassera un coup de vieux subit avec sa jeunesse qui s’en va à tire d’aile.
@ Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) et Mymontreux.ch, “Envol”, mai 2017- Tous droits de reproduction réservés.