Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 19/03/2018

Le clochard du Marché Couvert

Voici le 148ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.

Le clochard du marché couvert
fiction
Ce conte est issu de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des faits réels ou des personnages ayant existé ne serait que pure coïncidence.

Près des salades traînait le vieux Polet.
Voilà où il se fixait: juste en face du poissonnier Mouron et Borel le fromager.
Le matin, il distribuait les journaux, le teint gris, casquette à visière vissée de travers sur le front. Ça énervait tout le monde qu’il vienne ainsi s’étaler au sol sur de vieux chiffons. Ça faisait vraiment tache! C’est qu’au pied des cageots, il haranguait la foule, une fois d’un côté, une fois de l’autre, vociférant des indélicatesses à propos de tout et tout le monde. Faut dire qu’il n’était pas con. Il entendait tout ce qu’on disait, retenait les choses, puis les ressortaient faux, fort et longtemps en y ajoutant des gourdes de son cru. En tous les cas, c’est ce qu’on avait aussi raconté du côté de Mondriccio, le marchand de salami. Ce cirque recommençait tous les vendredis matin, été comme hiver, qu’il pleuve ou qu’il vente. On ne se souvenait de toutes façons que d’intempéries gémissant sous les rudes jupons de fonte et de bois constituant la vieille halle. On ne voyait que des marchands en mitaines, les doigts terreux et crevassés, avec la goutte au nez, servir leurs victuailles, tantôt emballant, tantôt le visage enfouis au fond d’un vieux mouchoir.

Polet, il n’avait pas l’air de sentir quoi que ce soit. Ni chaud ni froid, Ccme Alexis et sa haridelle. Ils faisaient la paire les compères et s’entendaient tout aussi bien qu’ils étaient sourds aux autres. Après avoir pris quelque “quillée”, ils remontaient la pente jusqu’à leur logis commun, assoupis sur l’épaule l’un de l’autre en laissant la jument se débrouiller toute seule sur la route.

Polet, c’était le personnage central du marché. Il s’associait intégralement aux huiles du macadam, perdant des petits sous au milieu des têtes ou des écailles de poisson, des couennes de fromage gisant au sol par inadvertance. Le marché, c’était aussi cela: le suint poisseux revêtu d’odeurs imprégnant l’air. Si tout cela chlinguait de loin, c’est que les jours à venir seraient vraiment moches. Effectivement, on ne se gourait guère: il flottait dru les jours suivants.

Marinouchette, la maraîchère, bataillait la criée face à Lisandieux, son concurrent. De vraies scènes de ménage entre la mégère de St-Triphon et le vieux bourru d’Échichens. Poletse fichait au milieu des deux stands puis prenant le public à témoin, il dégoisait des vérités de Lapalisse. C’était à ceux qui craqueraient le plus vite sous les ajouts déformés du trublion.
Depuis qu’il avait perdu sa lugubre six ans auparavant, il s’était mis à voir les moineaux.

– Fous-moi le camp Polet, tetchou! Ça suffit comme ça de déconner aux quatre vents! Va vendre tes salades ailleurs!
Alors, titubant de moitié:
– Z’êtes cons ou quoi? Les salades, ce sont eux qui les fourguent, et des belles. Moi, j’ai les journaux et les chiffons pour emballer toute c’te cochonceté !
– T’as surtout ta connerie à distribuer, ouais! Si tout était aussi gratos que tes saletés, on pourrait plier

– Et si tout était aussi payant que vos conneries, tout le monde coincerait enfin sa claque-merde propre en ordre!
Il s’ensuivait une rixe folle, bien moins théâtrale et colorée qu’aux halles de Paris, plus sournoise.
Ça se faisait en roublard, “par-derrière”.

Les remous partaient loin en avant, ça remuait la boue jusque vers le lac. Les flaques miroitaient bizarrement, avec des tas de glaires en surface ou des arcs-en-ciel d’essence. Polet, il t’écrasait ça avec ses grosses godasses “bois-l’eau”. Des espèces de pompes noires aux coques épaisses, bavant un déglutis de chaussettes par le côté. Les lacets commençaient bien noués, mais finissaient par s’affaler tels des lombrics, dès que le vieux tétanisait sur place.

– Tiens Polet, prends ça pour te la mettre en veilleuse, c’est d’ bon coeur! Le dernier filet du jour, lança Mouron. Pas beau à regarder, mais une fois en bouche, bah… Tu sais!
– T’as bien raison! Pis quand ça passe la douane sur le baquet, personne n’a plus l’idée de venir fouiller c’commerce…

Après, pour ne pas être en reste, Borel lâchait un bout de vacherin et Mandriccio d’assez généreux talons de saucisson. Le seul qui rechignait, c’était Cassey, ce salopard de boucher au tablier sanguinolent, plus large que haut, avec des bras torchonnés en boutefas. D’ailleurs, de loin, fiché dans sa roulotte brinquebalant sous son poids, on lorgnait plus dans le détail. On voyait aucune différence entre les gros boudins pendouillant aux crochets de ceux des bras déféquant des épaules.

Chacun voulait calmer Polet, car le public se marrait au lieu d’acheter.

Vers la fin du vendredi midi, quand on regardait en haut le jour cireux s’étaler sur tout ces étals, Polet levait le couvre-chef.
Il ne ressemblait alors plus à rien, ni ne rassemblait plus quoi que se soit de sa misérable personne, comme tronquée d’une partie d’elle-même.

Juste quelques brins sur le crâne avec une zébrure crasseuse sur le haut du front, yeux renfoncés, des lèvres s’incurvant contre les gencives. Rien, c’est vraiment peu. Malingre le bonhomme, le tronc monté en côtes, on pourrait jouer aux osselets avec cette cage évidée.

On a jamais vraiment su où ça créchait, ni comment ça subsistait. Ça refusait vilain de passer l’info.
Ça avait sa fierté.

Marinouchette croyait deviner. Une espèce de lotissement côté Tavel vers les serres de Jollien, au pied du château du Châtelard. Elle voyait émerger le diable des murets, lorsqu’elle préparait ses cageots de comestibles. Puis, il poussait jusqu’au Marché Couvert ramenant la moche saison, même les jours de canicule. La bruine le suivait partout comme une cloque de mauvaise augure. C’était un épouvantail à écharpes, vivant dans un univers blanchâtre de nues et de saisons crues. Quoi qu’il arrivât, il transportait toujours les intempéries où il ne fallait pas. Dès fois, il se tenait contre le flanc chaud de la jument d’Alexis, et le vieux venait lui servir “un remontant en se sentant du coup moins seul pour trinquer”.

De loin, on apercevait Polet échafaudé comme une machine à Tinguely: même structure tubulaire se détachant en contre-jour, répétant à l’infini les mêmes mouvements, des gestes en boucles, sans nœud ni passe-lacet.
Sans pas, sans attache.

Il allait bien avec les colonnades de fonte, le bois poussiéreux, le ciel frisant par les persiennes juchées au sommet de la halle.
Dans sa casquette, il avait reçu de la monnaie, échangé quelques chiffons, griffonné au crayon des portraits illisibles, mais certains lui jetaient quand même ne fût-ce qu’une miche de pain ou un bout de cuchaule en compensation, provenant du stand de Bastardo.

Polet c’était la mascotte du marché. Tellement mascotte, qu’on ne comprit pas pourquoi ce personnage sorti tout droit de la cloche parisienne, fut retrouvé raide un matin de décembre contre le coin du pilier nord.
Un personnage, ça ne meurt pas.
Le cinéma Apollo passait “Le livre de la jungle” .
Au milieu de cette jungle dormait un être informe, sans déranger personne, à marcher couvert.
Il avait toujours agi comme il l’entendait.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Montreux”, “Le clochard du marché couvert”, mars 2018 – Tous droits de reproduction réservés.