Montreux – LE SAVIEZ-VOUS?

Cette rubrique vous renseigne sur des sujets peu ou mal connus de MONTREUX.

Paru le: 20/03/2017

Cette année, on célèbre en toute discrétion le centenaire de la Révolution russe. Qui se prépara à Montreux.

Il y a exactement un siècle, soldats et ouvriers inondaient les rues de Petrograd (nom Saint-Pétersbourg entre 1914 et 1924) aux cris de «à bas le Tsar» et «vive la république». La misère, la faim et la déroute de l’armée russe dans la 1ère guerre mondiale avaient irrévocablement sapé l’autorité du Tsar. Moins d’un mois plus tard, Nicholas II abdiquait, laissant la place à une éphémère «république russe» à son tour renversée par la révolution d’octobre.

Or la région montreusienne a été l’épicentre de la révolution bolchévique en gestation.
En voici les détails, tels que parus dans “Le Temps” du 4 janvier 2011, sous la plume d’Alain Campiotti:

Baugy-sur-Clarens, il y a un siècle, était à l’épicentre de la révolution bolchevique en gestation. Pourquoi les camarades de Lénine venaient-ils là, au-dessus de Montreux? A cause de Rousseau? Pas seulement. Et ils sont presque tous partis vers la mort. Y compris Inès Armand, la femme qui l’aimait, éperdument

Quand elle vient en Suisse, cette femme aux yeux verts sait où elle doit s’arrêter: les hauts de Montreux, devant le grand cirque des Alpes et la nappe plissée du Léman. Chailly, Glion, Les Avants une fois, pour les poumons, et maintenant Baugy-sur-Clarens. Elle a loué une chambre dans la pension Vincent, tout près de la bibliothèque russe de Nikolaï Roubakine, où chaque jour elle va lire et écrire, ou jouer du piano. La première fois qu’elle était venue dans la Riviera vaudoise, en 1899, c’était pour faire soigner son premier fils. Quatre ans plus tard, c’était pour accoucher d’André, son cinquième enfant. Elle était alors restée près d’un an au-dessus de Montreux, avec les deux aînés, Sacha et Fédor, et les deux filles, Inna et Varvara. La tribu Armand, de Moscou.

Pourquoi les Russes montent-ils si souvent de Clarens à Baugy? C’est d’abord la faute à Rousseau. Léon Tolstoï y va La Nouvelle Héloïse à la main pour se recueillir près du bosquet où Julie et Saint-Preux, dans le roman de Jean-Jacques, se sont aimés. Piotr Kropotkine, le prince anarchiste, s’y installe. Arrive ensuite Egor Lazarev, un populiste poseur de bombes évadé de Sibérie. Il épouse une fermière veuve, lance une production de kéfir qui devient immensément populaire parmi les Russes nombreux dans la région. Gueorgui Plekhanov, le père du marxisme russe, vit entre Genève et Baugy, et sa femme Rosalia devient la propagandiste de la cure au kéfir sur le Léman.

La russification du village vaudois s’accélère dès 1907 avec l’installation de la famille de Nikolaï Roubakine, qui a choisi l’exil en Suisse pour échapper à d’autres déportations intérieures. Roubakine, qui a des sympathies pour les socialistes révolutionnaires, est un ennemi acharné du tsar. Alexandre Oulianov, le frère de Lénine pendu après l’assassinat d’Alexandre II en 1881, était son ami. Roubakine tient de sa mère une immense bibliothèque dont il a emporté ce qu’il pouvait en quittant Saint-Pétersbourg. A Baugy, il loue un étage entier de l’élégante pension Lambert, à cent mètres du chemin qui conduit au Bosquet de Julie, pour poser ses livres et reconstituer une grande bibliothèque russe. Nikolaï Roubakine n’est pas qu’un généreux prêteur de bouquins, barbu et bougon. C’est un encyclopédiste, un éducateur, un écrivain (nouvelles, histoire, nature) énormément publié en Russie, et l’inventeur d’une science de la lecture baptisée par lui bibliopsychologie, qui va intéresser Jean Piaget.

La bibliothèque Roubakine rayonne déjà quand éclate la Grande Guerre. Les révolutionnaires russes qui résident dans les empires centraux, redoutant les rafles, sont aspirés vers la Suisse comme par un aimant. Ils vont dans les villes, Zurich et Berne surtout. Et à Baugy-sur-Clarens. Nikolaï Boukharine, l’un des intellectuels les plus remuants de la direction bolchevique, y arrive de Vienne en septembre 1914. Il a un intérêt tout particulier pour les recherches économiques menées à l’Université de Lausanne par Léon Walras, qui vient de mourir, et Vilfredo Pareto, son successeur. Grigori Sokolnikov, son ami d’enfance moscovite, rejoint Boukharine. Il vient de terminer des études en Sorbonne, se passionne aussi pour Walras, s’installe à Baugy après quelques mois dans la banlieue lausannoise de Chailly, où il
réside chez les Rivline, des amis de Lénine, avec un étudiant en médecine, Mikhail Kedrov, très proche du chef bolchevique. Le samedi après-midi, tout le monde se retrouve à Baugy, où Ludmilla Roubakine organise des rencontres musicales.
Près du Bosquet de Julie, la colonie russe s’étoffe d’autres révolutionnaires. Alexandre Troïanovski vient d’Autriche avec sa femme, Elena Rozmirovitch. Un jeune officier de l’armée tsariste, Nikolaï Krylenko, qui animait à Lublin un réseau de passages de militants, est avec eux. Gueorgui Piatakov et sa compagne Evguenia Bosch, évadés de Sibérie par le Japon et les Etats-Unis, arrivent ensuite.
Et Inès Armand un peu plus tard.

C’est la femme aux yeux verts. Elle est née à Paris, en 1874, Elisabeth Pécheux d’Herbenville. Son père, chanteur d’opéra, avait choisi un pseudonyme plus léger pour la scène: Théodore Stéphane. Et comme on avait pris l’habitude en France d’appeler la fillette Inès, elle était devenue Elizaveta Inessa Fédorovna Steffen quand, à six ans, sa famille un peu saltimbanque l’avait envoyée chez la sœur de sa mère, à Moscou. La tante Sophie était proche des très riches Armand, une fortune dans le textile constituée par un officier de Napoléon qui avait préféré s’établir dans la capitale russe en 1812 plutôt que de participer à la retraite cruelle. La petite Inès jouait avec Alexandre, l’aîné des Armand, et avec Volodia, le cadet. A la fin de l’adolescence, elle avait épousé le premier, qui l’avait mise quatre fois enceinte. Puis elle était tombée amoureuse de Volodia, qui n’avait que dix-sept ans, neuf de moins qu’elle. Le mari avait accepté ce transfert de passion à l’intérieur de la famille, en disant à sa femme qu’il ne l’abandonnerait jamais. Les deux amants étaient partis à Naples, pour concevoir André loin des commérages. Le bébé était né au-dessus de Montreux.

La tolérance sexuelle des Armand allait avec une sympathie ouverte pour le mouvement révolutionnaire qui commençait à ébranler les Romanov. Alexandre Armand donnait généreusement aux bolcheviques après la scission au sein du Parti social-démocrate. Inès, sa femme, payait de sa personne pour imprimer et diffuser la littérature la plus radicale. Après le «dimanche sanglant» qui avait ouvert la première révolution russe en 1905, elle avait été arrêtée deux fois, et bannie en novembre de l’année suivante à Mezen, au nord d’Arkhangelsk, près du cercle polaire. Volodia l’accompagnait, malgré sa tuberculose, mais il n’avait pas tenu le coup. Il était parti se soigner dans le sud de la France. Inès l’avait rejoint à la fin de sa peine de deux ans, pour assister à son agonie. Elle l’avait fait enterrer en Suisse, au début de 1909.

Inès Armand avait lu Que faire? mais elle n’avait jamais rencontré son auteur. Lénine venait de déménager de Genève, où il avait passé le plus clair de ses exils, à Paris. Elle s’y était rendue. Vladimir Ilitch Oulianov lui avait donné l’inévitable conseil bolchevique: «Etudiez!» Elle avait obtenu, à Bruxelles, une licence en droit en un temps record, puis elle était revenue à Paris, trouvant avec deux de ses enfants un logement proche de celui de Lénine, à côté du parc Montsouris. Ilitch vivait là avec sa femme, Nadia Kroupskaïa, et sa belle-mère. Inès jouait pour eux du piano, surtout Beethoven. Nadia était séduite. Son mari, qui maîtrisait mal le français, avait de plus en plus souvent besoin de cette camarade polyglotte. Quand les bolcheviques avaient ouvert à Longjumeau une Ecole ouvrière, Inès y donnait des cours, avec Lénine, Gricha Zinoviev et Lev Kamenev. Et quand Paul Lafargue s’était suicidé à Paris avec sa femme Laura, la fille de Karl Marx, c’est Inès Armand qui avait traduit fin novembre au Père-Lachaise l’oraison funèbre que Lénine avait écrite en russe.

Dans les cafés de la Porte d’Orléans, où les sympathisants du parti avaient leurs habitudes, on commençait à jaser: «La petite Française d’Ilitch…» C’était une belle femme, de cinq ans sa cadette, toujours soigneusement habillée. Elle ramenait ses abondants cheveux auburn sous des chapeaux qui faisaient se retourner les hommes. Elle y plantait parfois une plume rouge. Lénine n’avait pas résisté.

Elle voyait d’autres hommes, revenait. Il disait en plaisantant que, lui aussi, était infidèle: «Je suis toujours amoureux de Marx et Engels!» Nadia avait proposé de s’effacer.

A la fin du printemps de 1912, Lénine avait décidé de se rapprocher de la frontière russe et il avait emmené ses deux femmes à Cracovie. Il voulait qu’Inès aille plus loin, à Saint-Pétersbourg, sous une fausse identité et avec l’aide de Nikolaï Krylenko, pour transmettre ses consignes à la rédaction de la Pravda. Lui, il redoutait la police politique. Mais l’Okhrana connaissait à peu près tout de ses plans. Inès avait été arrêtée quand elle descendait à Moscou. Il avait fallu à Alexandre, son mari devenu député de la Douma locale, six mois d’efforts pour la faire libérer. Elle était aussitôt revenue en Pologne, comme un petit soldat, par la Finlande.

Mais elle n’était plus Blonina, comme Lénine l’avait baptisée parce qu’ils aimaient le nom polonais (blon) des prairies dans lesquelles ils se promenaient près de Cracovie. Nadia Kroupskaïa était au plus mal, dans la montagne pour mieux respirer. Sans intervention chirurgicale, la maladie de Basedow mettait sa vie en danger. Lénine voulait l’emmener en Suisse. Et il avait choisi d’être désormais fidèle à sa compagne des premiers jours, qui ne l’avait jamais trahi. Il ne voulait plus de ce ménage à trois plein de risques, parce que la révolution, disait-il, ne se fait pas dans des draps froissés. Il était parti à Berne pour confier sa femme au professeur Théodore Kocher qui venait de recevoir le Prix Nobel de médecine. Pendant que Nadia serait à la clinique, il irait chez les amis Rivline, à Chailly-sur-Lausanne.

Inès, blessée, était partie à Paris, puis à Lovran près de Trieste pour retrouver ses enfants. Elle n’était plus que la «camarade Inessa», et elle avait du mal à l’accepter. Lénine l’avait suppliée, puis sommée d’aller représenter les bolcheviques au bureau de l’Internationale socialiste qui se réunissait à Bruxelles en été 14, et où il redoutait de prendre des coups. Elle y était allée, elle avait pris les coups. De retour à Lovran, elle avait eu juste le temps de mettre à Gênes les enfants dans un bateau à destination d’Arkhangelsk, et de monter vers le refuge suisse. La guerre avait commencé.

Elle avait retrouvé Les Avants, voyant débarquer autour d’elle tous ces camarades rappliquant d’Europe centrale. Lénine, qui n’avait pas pu partir à temps, avait été arrêté près de Cracovie. Ses amis autrichiens avaient dû batailler trois semaines pour convaincre leur gouvernement que cet Oulianov n’était pas un espion russe, mais un ennemi acharné du tsar. Il était arrivé à Berne au début du mois de septembre. Et il avait de nouveau besoin d’Inès. De Paris, elle lui avait écrit une lettre déchirante, pour prendre acte de la rupture qu’il avait voulue. Elle lui rappelait les premiers temps de leur relation: «A ce moment-là, je n’étais pas amoureuse de vous, mais je vous aimais beaucoup. Je pouvais alors me passer de baisers: juste vous voir et parler parfois avec vous était un plaisir – qui ne pouvait faire de mal à personne. Pourquoi me priver de cela?»

Et maintenant, il l’appelait! Elle était partie à Berne, trouvant une chambre près du Distelweg où Ilitch et Nadia étaient logés. Mais il ne la voulait que pour le parti, et parfois une promenade à trois dans le bois de Bremgarten. Il lui avait demandé de lui rendre toutes les lettres tendres qu’il lui avait écrites en la tutoyant – «ty» en russe. Elle avait obéi. Et ils avaient commencé leur propre guerre.

Presque tous les socialistes européens cédaient aux sirènes patriotiques et montaient au front, dans des tranchées opposées. Lénine voulait souder autour du minuscule noyau bolchevique les forces prêtes à transformer le conflit en guerre de classe continentale. Ayant appris que Gueorgui Plekhanov allait prononcer une conférence à la Maison du peuple de Lausanne pour inciter les Russes vivant dans cette partie de l’Europe à s’engager dans l’armée française, Lénine avait décidé d’aller le défier. C’était le 11 octobre 1914. Il avait laissé Nadia avec sa mère, emmené Inès, Zinoviev et quelques autres, rameuté les camarades de Baugy. A la fin de l’exposé de Plekhanov, il s’était levé pour accuser son aîné en marxisme de trahir tous leurs principes. Plekhanov l’avait mouché, devant une salle qui lui était acquise. Mais Ilitch était têtu. Il avait repris son propos, deux jours plus tard, au même endroit, cette fois sans contradicteur. Nikolaï Roubakine l’avait ensuite invité au Club russe que l’encyclopédiste
de Baugy avait ouvert à l’Hôtel Splendid, à Montreux, pour des débats.

Un activisme frénétique avait suivi. Les bolcheviques adhéraient au Parti socialiste suisse pour tenter de le faire basculer. Au début de 1915, Lénine avait convoqué à Berne tous les délégués du parti en exil qui pourraient s’y rendre, pour clarifier la ligne. En fait, il avait un compte à régler avec ceux de Baugy. Boukharine, Krylenko et Elena Rozmirovitch avaient décidé de lancer leur propre journal, Zvezda (L’Etoile), et ils cherchaient des fonds. Pour Ilitch, c’était d’autant plus intolérable que le projet ressemblait à une dissidence, à laquelle Inès paraissait adhérer. Lui défendait l’idée d’Etats-Unis socialistes d’Europe. Pour le groupe de Baugy, c’était une hérésie: les travailleurs n’avaient pas de patrie, il n’y aurait plus de frontières! Dans la salle enfumée du Schweizerbund, on avait trouvé un compromis, mais Lénine continuait de penser que ces «gauchistes» étaient rêveurs. Ensuite avaient suivi des conférences internationales en rafale. Celles des femmes, puis celles des jeunes. Pour la seconde, il avait convaincu Willi Münzenberg, le leader remuant des Jeunesses socialistes, d’accepter Inès comme déléguée: une quadragénaire, mère de cinq enfants! La conférence avait lieu au Volkshaus de Berne. Lénine était au café et contrôlait à distance les débats. Zimmerwald et Kiental étaient venus ensuite, amplifiant la voix des bolcheviques. La première fois, Inès avait dû céder la place à Zinoviev. Dans l’Oberland, elle faisait partie de la délégation.

***

1916. Lénine et Nadia ont déménagé à Zurich. Inès est à Baugy. Il lui écrit chaque semaine, parfois plusieurs lettres. Elle ne répond pas toujours. Elle est sombre, distante. La gifle qu’elle a reçue après son essai sur l’amour libre ajoute à sa tristesse. Elle avait écrit ce petit opuscule pour démontrer, «d’un point de vue révolutionnaire», que l’assouvissement des passions amoureuses et sexuelles vaut mieux que «les baisers sans amour dans le mariage». Il avait répondu par une cuistrerie prolétarienne en dix points: les coucheries, c’est bon pour les bourgeois!

Maintenant, il écrit souvent. Parfois, il téléphone. Il sait qu’elle est déprimée, il lui conseille de faire du sport, de ne pas rester enfermée dans la bibliothèque de Baugy. Au début de 1917, il essaie de la mobiliser pour une nouvelle mission: monter à La Chaux-de-Fonds, négocier avec les socialistes locaux, Charles Naine et Paul Graber, l’impression en français des thèses contre la guerre sur les presses de La Sentinelle. Un ami bolchevique, Alexandre Abramovitch, l’aidera dans cette tâche. Inès ne répond pas, malgré son insistance. En fait, Lénine a été lui-même invité à donner une conférence au Cercle ouvrier de La Chaux-de-Fonds, le 18 mars, pour l’anniversaire de la Commune de Paris. Au moment où il va prendre le train à Zurich, les nouvelles sur l’insurrection de Petrograd sont de plus en plus précises. Il décide pourtant de ne pas changer ses plans, malgré l’abdication du tsar. Au Cercle ouvrier, il martèle son propos: la Commune a été vaincue parce qu’elle ne s’est pas donné les armes pour vaincre; la révolution ne triomphera que par une guerre civile, menée sans pitié, par tous les moyens.

Dans le train du retour, Lénine écrit une carte à Inès, qu’il remet au postier des ambulants: «Je vous écris au retour de la conférence. Nous rêvons tous de partir. Si vous décidez de rentrer en Russie, passez d’abord à la maison. Nous avons à discuter.»

Le 9 avril, sur le quai 3 de la gare de Zurich, Inès Armand est dans le train qui va partir à 15 h 20 vers la frontière allemande. Ils sont une trentaine: Vladimir Ilitch, Nadia, Grisha Zinoviev et sa femme, Grigori Sokolnikov, Alexandre Abramovitch, Karl Radek et même un Suisse, Fritz Platten. C’est lui qui a négocié à l’ambassade d’Allemagne à Berne, avec le conseiller national Robert Grimm, le libre passage du train vers Sassnitz et la Suède. Les Allemands n’ont aucune raison de s’opposer au rapatriement de ces Russes qui promettent d’arrêter la guerre sur le front de l’est et de soulever Petrograd. Sur le quai à Zurich, des manifestants hostiles lancent des injures: «Traîtres! Cochons! C’est le Kaiser qui paie le voyage!»

***
A Moscou, Inès retrouve ses enfants qu’elle n’a pas vus depuis trois ans, et Alexandre, le mari fidèle. Avant octobre, elle est déjà dans le soviet local, puis déléguée au centre. Et quand le gouvernement bolchevique quitte Petrograd pour Moscou, elle emménage à l’Hôtel National où Lénine installe d’abord ses commissaires. Le nouveau régime est si faible que la nécessité d’arrêter la guerre, comme promis, s’impose très vite. Mais les conditions allemandes sont si lourdes qu’une opposition se constitue au sein du parti. Nikolaï Boukharine est sa voix la plus forte. Il parle de transformer la «guerre impérialiste» en «guerre révolutionnaire» pour convaincre les soldats allemands de retourner leurs armes contre le Kaiser et ses officiers. «Pauvres malades, pense Lénine. Toujours les mêmes gauchistes!» Ceux de Baugy soutiennent Boukharine dans ce qui s’appelle désormais la «gauche communiste». Sauf Grigori Sokolnikov: c’est lui qui signe finalement le traité de paix, juste avant que les armées allemandes ne reprennent l’offensive pour écraser la révolution.

Inès Armand est toujours prête pour les missions impossibles. En février 1919, elle s’embarque pour Dunkerque avec Dimitri Manouïlski, à la tête d’une délégation de la Croix-Rouge soviétique chargée d’organiser le rapatriement des soldats russes internés en France. La mission est à double fond. Manouïlski, qui va faire toute sa carrière à la tête du Komintern, et Inès doivent aussi préparer l’adhésion de la gauche socialiste à la Troisième internationale. Les Français le savent. Les deux délégués sont arrêtés, emprisonnés à Saint-Malo, libérés après des négociations compliquées.

En 1920, Inès est au sommet de son influence. Au comité central bolchevique, elle dirige la section des femmes, normalement la moitié du parti, et elle a des fonctions dans l’appareil de propagande. Mais en même temps elle se brise dans une dépression si profonde que Lénine, l’apprenant, l’envoie de force, avec son fils André, se reposer dans le Caucase. Les combats de la guerre civile, à Kislovodsk où elle est à peine installée, obligent à une évacuation en catastrophe. Le voyage en train jusqu’à Nalchik est anarchique. A l’arrivée, elle est prise de convulsions et de nausées. Inès Armand meurt du choléra le 24 septembre. Les derniers jours, elle tenait un journal intime. «Je n’ai plus de sentiments passionnés que pour les enfants et pour V. I. C’est comme si mon cœur s’était fermé à toutes les autres relations… Je suis un cadavre vivant, et c’est horrible!… Pourquoi faut-il vivre avec ce secret?»

Le 11 octobre, le corps arrive à Moscou au milieu de la nuit, gare de Kazan. Lénine l’attend. Il a demandé à Kroupskaïa de rédiger la nécrologie pour la Pravda. Nadia a écrit un texte froid qu’elle a titré «Inessa». Le cercueil est placé sur une voiture tirée par deux chevaux blancs. V. I. marche derrière, jusqu’au petit matin, de la gare au centre de Moscou, les yeux baissés. Sa révolution n’a pas connu le sort de la Commune. Il lui a donné les moyens de se défendre, impitoyablement. Les instruments de terreur, aux mains de Staline, vont bientôt broyer tous ceux qui avaient passé par Baugy-sur-Clarens.

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