Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 22/08/2017

Bonjour la laiterie !

Bonjour la laiterie !

Genre : Récit d’enfance

 

À Antoinette et Boubi Bonjour.

À Nelly-Germaine Burdet-Diserens et Charles-Louis Burdet, mes grands-parents.

 

“Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.” Marcel Pagnol

 

Ils doivent être sur le canapé du salon les chéris.

Ce n’est pas possible autrement, ils doivent y être encore.

Je cligne des paupières et par dessous je vois grand-père lisant son journal entre la porte entrebâillée du salon. On l’aperçoit depuis la cuisine quand on lui attrape la serviette à vaisselle et qu’il file en douce sans rien dire, au cas où on changerait d’avis.

Il est pourtant toujours là quelques secondes plus tard aussi, journal à terre, bouche béante et meulant d’un vacarme épouvantable!

Comment est-ce possible qu’ils n’y soient plus tout les deux?

Tout ceci paraissait tellement réel!

 

On arrivait à l’heure d’aller chez Antoinette. Bonjour, la laitière de l’avenue Gambetta.

Elle et Boubi formaient un couple singulier; on devait s’y rendre juste après cette sieste qui n’en finissait pas.

On écouterait les commères divaguer sur le quartier, certaines très drôles, d’autres auraient vendu leur prochain à la sauvette, pour se rendre intéressantes et montrer comment il fallait s’y prendre en trente-neuf-quarante-cinq, concernant le devoir civique!

 

Il faut éveiller grand-père!

À l’époque j’y arrivais d’une seule tape sur l’épaule. Il ravalait le dernier tour de meule, redressait sa boule rougeaude, se levait séance tenante grand comme un échalas, les coudes demeurant toujours moitiés tendus. Une espèce de polyarthrite qui, malgré les frictions deux fois par jour à l’alcool camphré de chez Bührer ou Duvoisin à l’avenue du Casino, ne parvenait à régler correctement l’engourdissement du sémaphore.

 

Alors ça allait vite, après. Un coup de dentier rincé sous le robinet, le chausse-pied et les chaussures de cuir noir grinçaient sur le macadam; ça y est on pouvait enfin filer!

 

– Aaaah… Moi qui vient juste de poutzer le lavabo!

 

Grand-mère secouait la tête fort dépitée chaque jour à la même heure. D’autant plus que l’aïeul, craignant l’eau, n’en faisait couler qu’un mince filet; et ça giclait partout. Déjà qu’il pleuvait ce qui l’obligerait à zigzaguer entre les gouilles, alors on va pas en plus en rajouter une tranche! C’est qu’il n’aimait pas non plus donner à boire à ses souliers. Tout devait rester au , excepté le gosier les lundis matins neuf heures à Tavel chez Grognuz, rue des Pétoles, avec Mon-Mon, Raoul et le Chinois.

 

La guigne! On n’était pas sur le trottoir depuis une minute qu’on se cassait déjà la pipe sur Mère Cachelin. Même après des années, je ne comprends toujours pas pourquoi ce matin-là j’avais enfoncé le parapluie dans le ventre de sa petite fille. Maillard et Dind m’avaient bien tordu le nez jusqu’à le rompre sous le premier Perron des “Bouleaux”! Soit disant qu’il fallait le changer pour en remettre un neuf.

– Elle est bringue, c’te bonne-femme, la gamine est pas morte que j’sache! Les gosses c’est les gosses, c’est crouille dans l’oeuf ces combines-là, une sale engeance pis c’est tout!

 

Bien vu. Ces petites filles fagotées en princesses modèles, jouant à la corde à sauter ou à la marelle, devenaient déjà de vraies petites pince-nichons, des pestes… De la vraie saleté!

Quant aux garçons, de fieffés imbéciles qui pensaient qu’à ramasser les billes de l’autre et à cogner. Quelle détestation, ces cris et ces hurlements de préaux, il fallait ruser pour s’isoler et s’extraire de cette marmaille nuisible et belliqueuse.

Une cochonnerie d’engeance scolaire!

 

Mais quand grand-père était là, elle bronchait plus, la Cachelin. Grand-père avait horreur des mères-tapage et encore plus des mômes chialeurs.

 

“Laiterie Bonjour”

 

L’odeur fraîche du beurre et de la crème blanchis sous les néons du présentoir.

La petite porte à carreaux et, sur la gauche, la voûte aux délices, l’entrepôt de tout ce qui était savoureux. Une espèce de grotte claire en laquelle les renfoncements dégorgeaient de marchandises toutes plus alléchantes les unes des autres.

Antoinette toujours souriante et le Boubi vocalisant sur la marchandise, cognant la coupelle graduée de fer blanc contre le col des boilles. Il s’enfonçait en blanc jusqu’à la saignée du coude, je me demandais quelle profondeur ça devait avoir tout ça.

– Ça t’a une sonnaille aussi forte que les cloches de l’église de Clarens c’te ferraille là, charrette va!

Puis de sortir son gros mouchoir et sonner la corne.

– Ah ton grand-père… On l’aime bien parce qu’on sait “qui va toujours nous envoyer la moulure”…

 

Douce Antoinette… Elle avait “les mains biscuits”. C’est à dire qu’elle vous donnait toujours une friandise semblant directement produite dans la paume de sa main. Un caramel, un Sugus, quand on la voyait pas avec un instrument en forme de grosse clé, carotter finement un bout de fromage qu’elle vous brandissait ensuite fièrement devant la bouche.

J’apercevais son grand tablier au travers des comptoirs réfrigérants. Cette clarté passée au chlore et s’épandant comme de la chaux sur les fromages.

Madame Blanc s’en venait, sac bleu correctement plié, porte-monnaie se cliquant d’un coup sec au bout de deux petites billes fermoir. Elle semblait bénir le monde entier. Discrète, portant un goitre démesuré sur la gorge qui m’interloquait énormément. Elle repartait chargée de confitures, on entendait les bocaux s’entrechoquer et son sourire se dissolvait au-dessus d’une tarte aux fruits.

 

Puis paraissait la “Tata”, dont les armoires passées aux boules à mites collaient encore sur ses habits. Reine incontestée du quartier, celle pour qui la météo était toujours clémente le jour des lessives. Elle venait, chargée de cette naphtaline persistante, cheveux ondulés et lunettes austères. Mais si adorable petite grand-mère. Quand on avait chargé le lait dans nos seaux de fer, elle rentrait vite préparer le cacao pour son “Milon”.

Ah! Pour ça, le cacao onctueux au lait cru qu’elle laissait lever trois fois, puis qu’elle nous servait dans son service de porcelaine, c’était irremplaçable! Je me rappelle distinctement du bruit des sous-tasses heurtant la table de formica mouchetée de petites corolles, ressemblant à du coton disséminé sur fond verdâtre.

“Tata”, la voisine toujours présente, la douce autorité avec “ses beaux yeux en vitrines”.

 

Antoinette servait tout le monde, par sa douceur habituelle, sans en avoir l’air. Visage régulier, jolies mèches crêpées sur la tête, voix douce, paroles pesées et toujours bienveillantes.

Tellement bons, ces gens, gravitant entre les vitraux protecteurs de l’enfance.

 

– Tiens, Madame Martignier, quelle nouvelle?

Elle, c’était des bonbons à la menthe et au moka, un vestibules dont le halo jaunâtre diffusait contre le vitrage de la porte d’entrée. On aurait dit une courtisane revenant de Versailles. Son carrelage luisait toujours comme s’il était détrempé. Elle répandait une cire spéciale et ça brillait partout. On savait moins les potins du coin qu’avec la “Tata”. Avec elle, ils étaient uniquement réchauffés pour ceux qui rataient les épisodes précédents.

 

Madame Frick montait la garde lorsque venait son tour de servir la clientèle. C’était moins drôle et le Boubi de sa grosse tête, rosie par certains néons pleuvant du plafond, lâchaient des mimiques on ne peut plus explicites. Souvent, elle confectionnait les confitures du magasin, alors on la regardait non sans inquiétude servir de ses mains carmines, à force d’avoir extrait les jus de ses petits fruits de jardin.

Fort peu courtoise mais d’une serviabilité à toute épreuve.

Ça filait droit! Derrière le comptoir on marchait au pas de l’oie!

– Elle a encore la gueule à huit heures-vingt, c’te “visagère”, me disait grand-père à l’oreille. Mais comme la sienne était dure tout le monde l’avait entendu maugréé, évidement.

“C’est vraiment pas gracieux ces casse-graviers”! Puis de sortir son galimatias habituel:

 

«Y’a so wie so, 

Barque à voile, 

La vache, die Kuh, 

En bas la Strasse, 

Die Türe zu!»

 

– Ça va Mademoiselle Grabenwenger? Ça fait longtemps que l’on ne vous a plus vue?

Grande amie de grand-mère, Mademoiselle Grabenwenger. Allemande ou Suisse-allemande distinguée, vêtement rouge bien taillé sur le corps avec col dentelles et parfum Hermès. Permanente au crayon bleu selon l’expression courante m’environnant. Langage châtié, pas du tout à sa place dans la laiterie. D’ailleurs elle lâchait des effluves ne seyant nullement avec ceux des laitages.

Les valets devaient être indisposés, pour la laisser ainsi abandonnée en milieu hostile…

 

Chaque ménagère de Clarens passait l’une après l’autre.

On voyait défiler les domiciles en repas, on savait ce qui serait servi à table dans tous les foyers.

Madame Becochev, nasillarde, picotait un petit crottin de chèvre de ses phalanges pointues tout en chantonnant: “Tout va très bien, Madame la Marquise”.

Ray Ventura demeurait chez elle depuis la dernière guerre, en y laissant ses Collégiens comme jeune père aux filles.

Le Boubi s’occupait des grosses roues de gruyère. On le voyait, courbé de tout son poids sur la truelle, en train de trancher des parts, tandis que la fluette et élégante Antoinette se contentait du fil à couper le beurre.

 

On n’allait pas à la laiterie, on allait chez Antoinette Bonjour.

 

Les foyers de chacun elle les connaissait par coeur; chaque sous jaune tombé ou rendu sur la sébile avait son identité propre. Telles mères, telles cuisines; telles cuisines, telles odeurs; telles odeurs, tels commérages.

 

Les têtes me reviennent, encore et encore, écloses sur tant de différents corps.

Les claudications, les démarches, véritables académies de cors aux pieds, munis de chaussures orthopédiques aussi épaisses que des fers à repasser. Les cuirs luisants, les gommes de cannes vantousant le carrelage, le balancement des filets à commissions, la coupe caractéristique de certaines ménagères sortant en tabliers, d’autres emballées de fichus avec “cornets ” transparents laissant percevoir l’abondance des comestibles, les stigmates encore saignants des steaks arrachés aux flancs des animaux.

 

Antoinette me revient, munie de ses gants et de ses manchons, plongeant dans l’atmosphère glaciale des produits réfrigérés.

La couleur des yogourts, les premières pyramides de lait sous emballages à carreaux bleus et blancs. Le ruissellement de la porte quand il pleuvait et que la mère Duffaux posait son parapluie dégoulinant sur la charrette à bricelets, les murs luisant de condensation.

 

 

Mais avec grand-père, on venait surtout muni d’un énorme bidon de plastic qu’on faisait remplir d’un litre ou deux de lait, plus un autre plus petit, pour la crème.

 

 

Surtout pour voir Antoinette.

La “Toute gracieuse”, comme il disait si bien.

 

Quand donc la porte s’est-elle close pour la dernière fois?

Qui se rappelle encore de l’odeur spécifique de chaque petite boutique? De chaque petit primeur? Celle, fade et peu ragoutante, du sang douceâtre suintant des boucheries?

 

Elle est là, devant moi, grande et voix cajoleuse, le visage encore plus placide qu’à l’accoutumée.

Le Boubi entonne toujours ses vocalises, juché au-dessus des boilles carillonnant loin à la ronde!

 

Mais eux…

Ils doivent être sur le canapé du salon, les chéris.

Ce n’est pas possible autrement, ils doivent y être encore.

Où alors, dites-moi comment avez-vous fait pour qu’on se perde ainsi?

Vous ne m’aviez pas prévenu de ça, quand j’étais petit.

 

Au revoir, Bonjour.

 

© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch, “Bonjour la laiterie!“, août 2017 – Tous droits de reproduction réservés. 

 

(photo Olivier Monnet)