Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 05/07/2016

Blonay blanc ou Blonay noir

Voici le 90ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il sort cette fois un peu de la Commune de Montreux. Bonne lecture!

Blanc Blonay ou Blonay noir
Genre : Fantastique – Inquiétude

On y accède soit par la route, soit par des petites allées claires qui s’étalent en louvoyant entre des pelouses nettoyées au jet et scintillantes d’humidité.
Un ciel céruléen plafonne au-dessus d’une douceur de vivre que rien ne semblerait pouvoir perturber. Petites maisons de campagne anglaise avec napperons et garages souvent fermés, parfois béants, laissant paraître de belles chromées, toutes sagement centrées dans leurs aires de repos.

Sur les hauts domine le Stand, vaste carré seigneurial ouvrant de toutes parts; les enfants s’ébattent sereinement, tout y est léché et sécurisé, le sable semble avoir été lavé à l’eau de javel, et si l’hiver on aperçoit quelques rondins de neige non déblayés, c’est vraisemblablement parce qu’ils ont été passés à la chaux.

Une paix fertile y règne, elle contamine l’espace, se parsème avec cette espèce de luxuriance glaçant les moindres surfaces d’un vernis doux et rassurant. L’enchantement se poursuit direction St-Légier, avec la haute muraille du château dont la famille de Blonay, gardienne d’une aristocratie sourde, n’en épie pas moins encore, entre les ombres des fourrés et l’humus de son silence.
Il fait beau. Toujours. Une ruisselle nourrit son murmure entre des hautes herbes et des petits ponts artificiels jetés juste là afin qu’un peuple de gnomes proprets puissent enjamber en toute sécurité leurs fleuves immatures.

On se rappelle avoir croisé des devantures de tea-rooms tous plus mélancoliques les uns des autres, et pour peu que l’on s’attarde devant la torpeur et la lenteur du service, on risquerait de se transformer en pièce au mocca, avec le petit grain de café en sus au sommet du crâne.

Parfois, le train venait juste se mouvoir entre silence et bienséance, alors on le regardait défiler sans autre, pendant que les jouets de signalisation tintinnabulaient à la seconde près. Les rames, toujours minutieusement astiquées, se pavanaient jusqu’à la gare qu’on devait avoir construite avec le reste de l’ancienne maquette, juste avant le grand massacre perpétué à l’entrée du village.

Les oiseaux y chahutent, criblant de sons charmants l’œuvre maîtresse de la vasque lémanique et des alpes. Rien ne viendrait jamais perturber cette sereine commune, d’ailleurs on y veillait en sourdine, chacun l’un pour l’autre se constituait une garde vigile très efficace contre une malheureuse brise pouvant éventuellement peigner un buisson ou une haie à rebrousse-poil. Les craintes étaient de courte durée; on avait, avec les chiens, dressé également de somptueux treillis délimitant l’instinct de propriété. On rangeait tout ce petit monde aussi parfaitement que le sont, dans leurs cases, les petits fondants «Cailler». Chacun à sa case, veillant l’un sur l’autre, et si l’on devait passer d’un boitier à l’autre, on saurait éviter tout froissement en manipulant les opercules.

On regardait et gardait donc avec condescendance les allées californiennes serpenter de pavillons en villas, certaines cossues et à colonnades, d’autres en pierre de taille plus typiques ou encore moulées dans la blancheur trompeuse d’un décor de série B américaine.

Ce sont des endroits constitués d’après-midis sereins, de petites chambres roses aux rideaux de dentelles et poupées «Barbie» offrant généreusement leurs accessoires à d’adorables fillettes qui sortent de l’école en colonnes par deux.

On les gâte beaucoup. Elles font la fierté de leurs parents car elles sont toutes premières de classe, ont des livres et cahiers soigneusement fourrés et prennent leurs goûters sans ne jamais salir un seul de leurs chemisiers. On les voit ensuite monter à l’étage pour accomplir sans rechigner leurs devoirs puis, une heure après, repartir au cours de danse classique, chignons impeccablement confits de laque.
On aimait ces univers de sucre «Candy» et de nature apprivoisée au cordeau.

Il n’y avait rien à dire, bienvenue à tous dans l’univers disneysien du «Amazing», «great», «wonderful», «beautiful», «nice, «exciting»…  

La nuit, le soir, l’obscurité, les ombres, la grisaille, enfin rien de tout cela ne semblait jamais pouvoir accabler un tel endroit. Les petites filles resteraient des princesses en crinoline, des femmes dociles, des garnitures donnant un peu de vie entre les caisses de géraniums. 

Pourtant, et vous allez le constater, les ténèbres peuvent aussi s’abattre sur un tel lieu.

Il suffisait de sonner au bon endroit, un soir d’été au crépuscule. Pour râler à cause du filet de basket donnant mauvaise allure devant le carré du garage: on ne laisse pas traîner des objets aussi laids dans un endroit autant léché. On avertirait la centrale des habitants, à la rigueur on rédigerait un rapport précis qui servirait d’exemple et dissuaderait les autres résidents de toute vilenie similaire.

C’était une splendide villa au bois clair, nantie d’une luminosité intense. La cuisine ouvrait directement dans le salon. Elle scintillait de tous ses feux, le moindre jour cirait son fard sur les plans de travail, les hautes armoires montant jusqu’au plafond. Des bow-windows émergeaient loin vers l’extérieur, ou alors était-ce la clarté qui inondait plus qu’il ne fallait? On sentait l’odeur attiédie du vernis, du lustré travaillant sous la chaleur. Aucun grain de poussière nulle part, rien qui ne put alerter de quoi que ce soit, jusqu’à ce qu’elle apparaisse, Kelly.

Kelly Logan, américaine, dix-neuf ans.
Grande plante bien fichée dans sa tenue de pensionnat impeccablement amidonnée, chemise blanche rafraîchie toutes les dix minutes par un empois plus consistant qu’une couche de kératine. On ne dirait jamais que l’école lui passait dessus toute la journée. Des êtres épargnés par les contingences de ce monde, se comportant comme de l’huile sur l’eau du quotidien. Grande brune, avec un air hautain, visage d’un ovale parfait, peau satinée, mains de velours, poignets de satin clair louvoyant sensuellement entre les gueules béantes des longues manches. Selon où se trouvait l’angle du regard, on pouvait aisément remonter jusqu’à la saignée du coude.

Elle demeurait seule depuis trois semaines. C’est elle qui aimait de la sorte porter le ballon au panier. Il fallait juste qu’elle roule cet accessoire peu esthétique une fois les ébats terminés, ce n’était pas plus compliqué que cela. Juste ranger son filet à crevettes troué. D’abord on ne comprenait pas bien l’intérêt qu’on pouvait retirer à rentrer une masse de cuir dans un manchon troué !

Kelly ne semblait rien saisir de ce qu’on lui disait. Que se soit en anglais ou en français. Elle se perdait au milieu de cette grande maison, et les autres en conjectures. Rien qui ne la distinguait plus que le style des autres filles du quartier avec lesquelles on l’avait clonée, elle glissait dans l’hydrolisme d’une luminosité décroissante.

On devait, cependant, respecter le règlement. Si on laissait passer le filet, on verrait surgir d’autres artefacts de mauvais goût, des nains de jardin partout, des animaux de terre cuite en équilibre précaire sur les oriels, on en passe et des meilleurs !

On s’en rappelle encore de Kelly Logan, comment oublier un événement aussi épique !
Elle avait ses longs cheveux éparpillés en cascade contre l’échine bouffante de la chemise, son visage parfait, ses grands yeux noirs sans fond. Vers l’encolure, sa gorge pulsait, une veine mauve émergeait délicatement hors du tissu. De temps à autre, comme pour se défaire d’une quelconque moiteur, elle passait les paumes des mains sur la poitrine, s’attardait les doigts noués sur ce qui semblait être, en filigrane, l’éclosion discrète des seins agacés par les glissements d’étoffes et autres attouchements mis à l’index.

On sentait que la journée avait glissé sur elle, il y avait comme une humidité âcre qui s’élevait au-dessus de la chemise. Une vague odeur de jute prenait le souffle à revers, et forçait l’admirateur à vouloir déposer plus qu’un simple regard au-dessous de l’imperméabilité du corps.

À l’extérieur, tout demeurait tranquille, tout demeurait encore et toujours blanc Blonay. Toute la propreté, la netteté, la précision et la quadrature helvético-vaudoise semblaient avoir atteint leur paroxysme dans ce village.

Mais Kelly Logan, en cette fin d’après-midi nimbant l’espace où elle demeurait, continuait telle une liane de chair, à battre ses flagelles sensuelles sur la peau des heures. Ses dangereuses voluptés grimpaient d’un niveau à l’autre, jusqu’à lécher la surface de son être, puis s’écouler, puis s’étendre bien en-deçà de sa peau.
Il y avait sous la corolle plissée de la jupette, sous l’uniforme collé au corps, d’étranges filatures, puis une bouture plus profonde commençant d’éclore.

Elle devenait dangereuse, et lorsque ses bras surmontaient leurs gestes, on voyait saillant du bracelet-montre la dague acérée de l’avant-bras devenir moite, puis luire de plus en plus.
C’était une espèce de reptation, répétée aussi par l’autre membre.
Cela pouvait forer, enduire d’attouchements urticants, enserrer comme un serpent constrictor, ramper, s’insinuer entre feuillets intimes. Une chair carmine, une espèce de chirurgie psychique opérant d’abord de l’intérieur avant de scarifier le glaçage.

Kelly continuait d’exacerber nos nerfs, d’enflammer son chemisier sous les palpations réitérées de ses mains virtuoses, puis du tissu contre sa propre chair. La roseur des aréoles ainsi que leurs turgescences sourdaient comme à travers un buvard. Invisiblement elle ne portait pas de brassière. Et il y avait entre col et cou, puis entre la gouttière sagittale, un espace où les flux pouvaient s’ébrouer librement, et l’olfaction ressentir la moindre rugosité des fragrances éveillées par secousses.

La nuit commençait à tomber, tandis que la lumière demeurait sourde à son impact. C’est l’heure où les soupers sont achevés, et où la noirceur parvient pourtant jusqu’à l’orée de Blonay, puis des maisons, et finit par atteindre la tranquillité et éveiller l’angoisse sommeillant chez chacun le jour, puis s’activant avec les insectes au seuil de l’obscurité.

Là, il pourrait survenir quelque chose dans l’ombre. C’était chaque fois ainsi quand le village et les petites prairies s’éteignaient. Même la housse sécurisante d’une organisation vigile pouvait diffuser quelque intrusion sur le «joli». L’autre domaine, à marée haute, venait lécher les paillassons et, parfois, s’infiltrait entre les plinthes.

Avant de s’endormir, les petites filles gigognes avaient écouté leurs histoires de princesses aux petits bois, les enfants gémellaires bien rabâché leurs leçons pour le lendemain, on laisserait encore une veilleuse allumée, la porte entrouverte pour ne pas avoir peur du croquemitaine. De toutes façons rien ne pourrait survenir, tout était toujours sous contrôle fixé à l’étouffoir. Ni le gentil, ni le rassurant et le lisse n’auraient à craindre quoi que se soit. Le mignon sucre glace passait en même temps que le marchand de sable.

Les chambres sont bien rangées, en train de sécher les brosses à dents, et bien plus blanches qu’ailleurs les dents de lait attendent le passage de la petite souris sous un coussin…
Les rongeurs chopaient le blé et les écus se ramassaient par la fente du cochon.

Kelly avançait, n’avait aucune conscience de tout cela. La grande adolescente parfaite convulsait en arc sur le plancher, après avoir touché la cible de l’un des surveillants vigiles. Elle avait l’odeur suave des formes jetées soudainement à l’air libre, hors de leurs milieux ambiants, galbes vrombissant.
Les volutes pénétrées d’ombres noires se cabraient d’assauts, le sel du désir entamait la chair; alors, en ouvrant la bouche comme pour mordre d’un baiser plus puissant que les autres, elle fora la jugulaire vigile de l’assaillant, avant de s’écrouler raide sur le plancher.

On ne put jamais élucider le mystère d’une telle sauvagerie, où les désirs naissant d’une suave inflorescence s’étaient transformés en chupacabra. Une force invisible s’emparait de ces poupées de bonne famille, et la viscosité pubère de leur sébum, entremêlée de désirs refoulés, s’épandait en vitriol.

Vous pourrez tenter tout ce que vous voulez; il y aura toujours des êtres et des pensées prédatrices, jouissant de déranger le sable fin, laisser des traces sur le gazon, froisser des uniformes et des peaux vierges de toute visitation. Parfois même à l’insu de leurs protagonistes, comme le sont les phénomènes de poltergeist.

Quand les feux couvent au couvent, c’est que le forgeron est prêt. Et le seul fait qui le soit, réveille hantises et autres fantasmes hématophiles.

Surtout lorsque lingeries fines et chairs fraîches se côtoient un peu trop près de la chaudière.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Blanc Blonay ou Blonay noir», mars 2016 – Tous droits de reproduction réservés.