Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 02/04/2019

Bleu Muet

Voici le 196ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini

 

Bleu Muet

Fiction 

Tiré du roman: «Bleu Muet», à paraître, réadapté pour MyMontreux.ch.

À Gaïa, ma fille.

Sur le haut du chemin des Porteaux, nous regardions passer les nuages, ils allaient vite et loin, à toute allure. Certaines nues se disputaient même les créneaux du château du Châtelard. Oui, nous admirions cela dans la petite chambre rosie par les rideaux à bulles et les tentures indiennes, écoulant leurs soies satinées jusqu’au sol. C’est alors que ma fille commença à poser toutes sortes de questions, que je transformais, comme à mon habitude, en vives fanfaronnades.

 

– Si le ciel tombait par terre, est-ce que je ramasserais un morceau d’air bleu ?
Papa se retourna, décontenancé par la question.
– Le ciel n’est pas solide, ma chérie, on peut pas faire des boules avec l’azur.
– C’est dommage! Ce serait génial de pouvoir se les lancer à la figure, l’azur… Et ce serait pas douloureux, puisque c’est de l’air.
– Si le ciel tombait par terre, y’en aurait plus assez pour les petits oiseaux.
– Y seraient obligé de voler sur terre.
– Si le bleu du ciel tombait, mon amour, y resterait que les nuages en l’air et on verrait plus jamais le soleil.
– Ça peut passer sous les nuages, le bleu du ciel?
– Bien sûr! Quand il fait grand beau, c’est que tout le bleu est passé dessous.
– Y’a des pays où ça existe, que le bleu est toujours dessous?
– Oui ma belle! C’est lorsqu’on fait appel au magicien Vent et qu’il souffle de toutes ses forces dessus. Des fois, il force tellement que ses joues éclatent, alors ça fait des terribles tornades qui emportent tout, tout, tout. Les maisons, les automobiles, et même les gens.
– Oh! C’est pas gentil ça. Il est vilain ton magicien! Tu m’as menti quand c’est que t’as dit qu’il était bon.
– J’ai pas dit qu’il était bon, fillette. On peut pas le manger. J’ai dit qu’il était gentil, et c’est vrai. Pourquoi je te raconterais des mensonges, hein?
– Alors, s’il est si gentil que ça, pourquoi qu’il emportent les maisons, où s’qu’ il y a des enfants qu’habitent?
– Mais je t’ai dit. C’est un accident! Il veut trop bien faire, et tellement qu’il veut battre les nuages, que leurs grosses joues éclatent. C’est comme si tu éternuais sur un tas d’allumettes, tu vois?
– Mais qu’il est bête! Y l’a qu’à prendre moins d’air dans sa bouche.
– Écoute, Marmotte! Comment veux-tu qu’il prenne moins d’air dans sa bouche, puisque c’est le vent!
– C’est qu’alors tu racontes n’importe quoi papa! Si c’est le vent et qu’il souffle tout seul, il a pas besoin d’air, et s’il a pas besoin d’air, il a pas besoin de bouche, ni de joues non plus, surtout si c’est pour que ça fasse bobo quand elles éclatent.
– Tu sais, il a un long corps tout gris qui passe au-dessus des ruisseaux, des forêts, des lacs, des mers. Il prend beaucoup d’élan et va très vite. Parfois, il rencontre d’autres copains, des vents plus froids, ou plus chauds. Souvent, ils se bagarrent pour être les plus forts. Par exemple, le vent chaud cherche à monter toujours très haut, pour atteindre le Bleu du ciel. Il monte, il monte, encore et encore.
Le vent froid, lui, tout essoufflé, avale l’air du vent tempéré pour pouvoir respirer. Alors c’est la bataille. Bing! Bang! Faut voir comme ça se dispute là-haut! Ça barde. Ça fait des éclairs et du tonnerre.
Le vent chaud, quand enfin il va voir le bleu du ciel, il rencontre un front tout froid. Le front d’air froid du vent qui a volé le souffle des autres pour le rattraper.
Le vent tempéré reste tout seul et tout triste de son côté, car les deux autres veulent plus jouer avec lui.
Bon. C’est un peu normal. Il Faut dire qu’il est encore un peu petit et chétif.
– Et après, qu’est-ce qu’il se passe alors?
– Ce qu’il se passe… Eh bien…
– Tu sais plus! Tu sais plus.
– Mais si! Tu me coupes toujours.
– C’est pas vrai. Tu dis ça parce que t’essaies d’inventer à mesure!
– Pas du tout. Est-ce que j’ai l’air de raconter des menteries?
– T’as l’fou rire! T’as l’fou rire!
– Quand il monte, l’air chaud, il rencontre une femme bien triste. Elle a des longs cheveux détrempés, une longue robe grisâtre, des souliers comme des éponges avec des flaques dessous comme si elle avait fait pipi dans ses culottes. Pis ça coule en bas, sur les gens, les animaux, enfin sur tout le monde.
– C’est dégoutant de raconter ça. De dire que la pluie, c’est elle qui fait pipi en bas.
– C’est dégoutant, oui. Dégouttant et gouttant tout partout. Et puis, elle fait pas seulement pipi en bas, mais d’abord, que seulement dans ses grosses culottes.
– Elle en a donc plusieurs? Ça doit pas être confortable, ça .
– Une pour chaque jour, mon cœur. Tu penses bien qu’elle ne les enfile pas toutes en même temps.
– Oh, arrête tes histoires, papa.
– C’est toi qui m’as demandé de te dire comment que c’était là-haut.
– C’est pas vrai. Je t’ai dit que je voulais savoir si on pouvait ramasser le ciel s’il devait tomber par terre, c’est tout.
– Tu sais… La pluie, c’est beau, la neige aussi… En fait… La neige… C’est des nuages glacés qui tombent, c’est ceux que tu mets dans la bouche. Il faut des milliards de petites étoiles minuscules pour former un seul flocon. Et pas une n’est pareille, tu te rends compte?
– Je peux manger le ciel alors, si je suce la neige?
– Le ciel, chouquette, il commence tout en bas .Dès que tu lèves tes pieds, c’est déjà lui. Sitôt qu’on voit tes semelles, tu es déjà au ciel.
– N’importe quoi. C’est pas bleu là-dessous!
– T’as vu quand tu fais couler ton bain, le dimanche soir? L’eau devient bleue au bout d’un moment. Parce qu’il y en a énormément et que la lumière et l’eau ça donne ce mélange, comme lorsqu’il y a beaucoup d’air, alors… Ben alors ça devient aussi bleu. Voilà.
– Et que quand on met de la mousse dessus, on fait les nuages?
– Tu as tout compris.
– Le bleu de l’eau et le bleu du ciel, ils achètent la même peinture?
– Oui. C’est ça. Mais ils l’achètent pas, ils ont pas besoin. La nature ne vend rien, elle donne tout.
– Mais il en faut beaucoup, beaucoup d’eau, de ciels, de baignoires, de mers, de lacs, pour que ça se voie de loin, tout ça. Sinon le bleu… Le bleu reste…
– Muet!

© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, «Bleu-Muet«, février 2019 – Tous droits de reproduction réservés.