Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 28/12/2015

Belle Époque

Voici le 64 ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. À déguster au coin du feu…

BELLE-ÉPOQUE
Genre: Récit-Fantastique

Les crêtes crépusculaires s’effondraient dans les franges montagneuses du Jura. Toutes fenêtres ouvertes, les mansardes bâillaient leurs clartés sur les toits environnants, tandis que les parcs plongeaient dans la pénombre, comme pochés d’encres chinoises.

La journée avait été torride, cela se sentait par la poussière diffuse semblant s’évaporer des tuiles. Des dunes entières aux courbes voluptueuses, dont on ne voyait plus que les quelques silhouettes, louvoyaient à hauteur de collines, par dessus les haies, entre la végétation luxuriante égarant le regard entre les Planches et Glion. 

Il y avait des souffles, des gonflements ombrageux s’extirpant des portiques ou des arceaux surchargés de rosiers.

L’harmonie régnait partout, survolait la plaine, puis ouvrait en dernière instance sur les braises persistantes du Léman, y gardant des heures entières une lèvre d’opaline embrasant les cieux et l’onde d’un unique et fin liseré.
 Montreux l’été.
Ses façades ornementées, éblouissantes d’albâtre et d’ambre au-dedans des grands salons rococo ouverts sur la promenade. Sous les stucs et les colonnades, les luminaires à facettes rivalisaient d’éclats, on voyait les tables nappées de fins ouvrages, ou des recoins tapis de discrétion s’enfouir entre plusieurs anses gazonnées, effaçant tour à tour leurs reliefs sous la moelle vespérale. 

Des verrées s’allumaient de cocktails et au pied du Casino-Kursaal, les décapotables déshabillaient leurs habitacles sur la fugacité extravagante des passagères exhibant à tout va leurs frous-frous, leurs chevelures délurées claquant aux vents.

Dans une des chambres de l’Hôtel Eden, pour la énième fois, on venait de servir le tilleul à Mademoiselle la Comtesse Charline de Hénin. 
Le balcon béait, seules les petites lumières du Parc et celles du Salon Belle-Époque parvenaient dans la chambre. 
Les parquets encore tièdes, diffusaient une odeur vanillée dans l’espace empli d’objets hétéroclites.
Tous les souvenirs d’une vie bien remplie, que la vieille Comtesse gardait devant ses yeux et encore au plus près du coeur. 
La Riviera l’apaisait; après Amalfi, Minori, Alassio, venait enfin Montreux comme ultime refuge.
Elle avait le nez pincé et les reptiles labiaux inexistants, signes distinctifs d’une insuffisance respiratoire aigüe qui l’avait rendue souffrante des années entières. 

Elle reposait sur son lit, de tout son long, comme un paquet de soie empli de son. Elle laissait longuement refroidir le tilleul avant d’exprimer une tranche de citron dans le breuvage. Ses longs doigts, recourbés comme les pieds des théières victoriennes, peinaient à la besogne. On aurait dit, en la regardant effectuer ce geste anodin, que ces derniers – envahis de sécheresses osseuses – retrouvaient par miracle et au dernier moment l’ultime jus qui les humectait encore de sève. 

Elle laissait son regard errer sur les moulures, les cordons du mur, puis émiettait sa madeleine dans la sous-tasse, en mangeait quelques bribes puis c’est tout, dédaignant le reste d’un geste significatif.

L’appétit ne désirait plus faire bonne chair de sa chère personne. Ni les désirs, ni les goûts; quant au reste, la petite pierre ponce qu’était devenu son avantage féminin, depuis longtemps avait clos la salle des fêtes.

Les hommes partent avant. Puis, après, on se retrouve avec une fortune colossale, à dépenser seule entre les murs des Palaces.
Mieux vaut pleurer dans une Rolls-Royce que dans le métro.
Mais mieux valait ne pas pleurer du tout.

Certes, il y avait eu bien du brassage. Mais on ne savait pas si on était aimé pour son porte-monnaie, ce qui donnait une aventure d’un mois, ou pour son compte en banque, ce qui risquait de durer bien plus longtemps, jusqu’à ce qu’enfin la faille soit découverte, et le bonhomme exhibé sous son plus simple appareil. 

Ça salissait les draps. Et le corps. Même s’il devenait défendant.
Mieux valait s’enfouir dans la contemplation, ces nuits tièdes et sans fin, là où les tilleuls daignent descendre jusque dans la tasse et dispenser leurs sciences infuses. 

Il ne restait pas grand chose de cette vie, puis des autres, toutes celles complotées sur les champs de courses, les mondanités, les tours de manèges chaque fois recommencés.

Surtout si on tombait à califourchon sur un petit cochon de bois. Autrement dit un être concupiscent, uniquement présent pour répondre en le déployant, le rang en lequel on l’avait immergé depuis le berceau: affaires, réussites, succès, renommées, etc…

Des flammèches d’air frais entraient par la porte-fenêtre, chargé encore par les fragrances du lac et des grands saules bordant la berge. Il faisait bon s’y installer, écouter les bourdonnants d’insectes et les feuilles s’y froissant, la lumière espiègle jouer à cache-cache en éclaboussant le mur.

Le lac était là, vivant épandage marquant sa présence par les clapotis, rappelant leurs nombreux flux à la nuit cherchant à le masquer. C’était une mer d’ombres filandreuses, et l’on respirait comme une âme immense que l’on sentait monter en soi. On s’abreuvait toujours de ces ombres tumultueuses, soit quand elles se revêtaient de jade ou bien de moire. On ne pouvait s’en passer jamais; être né au bord de l’eau, c’était sentir la vie des sèves, circulant, nourrissant et rafraîchissant chacun de nos tissus.

Charline de Hénin ne s’y trompait pas, elle devait par tous les moyens sentir cette âme lui caresser la vie de ses subtils embruns.

Le souffle lui manquait pourtant. Elle semblait être devenue invisible aux autres, sauf à la nature qu’elle s’était mise à voir de manières très différentes.

Son univers se rétrécissait de chambre en chambre. Il fallait connaître ce que cela signifiait. Les ambres du jour, cachées derrières les rideaux, les remèdes, l’odeur des potions et des sinapismes, et tous ces visages angoissés postés au-dessus des lits, de ces blancheurs toujours synonymes de sang manquant ou d’anémies ferriprives.

Tout un univers qui finissait devant la bordure d’une fenêtre et recommençait, passé la limite d’une plinthe. 

Après avoir côtoyé les grands de ce monde, elle se retrouvait retranchée dans une solitude des plus totales. Elle errait dans les couloirs, descendait aux cuisines, demandait à pouvoir manger à l’office, au-devant des coups de feux et des aboiements crus des marmitons. Entre les courants d’air des passes, et les tisons d’air chaud crachant des hottes et autres lave-plats tournant à plein régime.

On lui dressait une petite table à roulettes avec un carré de serviette blanche, un vase étroit muni d’une rose écarlate, histoire de quand même pas l’accueillir négligemment sur un coin de réfectoire.

Elle aimait voir les viandes rissoler sur les fourneaux, la jonglerie des casseroles et les tiroirs de sucre blanc constamment remués par Fred, le pâtissier de la Maison.

Toujours à raconter ses mêmes histoires, se retournant vers cette jeunesse à jamais perdue, se rencontrant décatie sur le reflet d’un plateau, les bras biscornus, les articulations fourchues et la chevelure en bottes de foin.

Évidement, cela encombrait le personnel, le matin, midi et soir. Jusqu’au jour où elle glissa lourdement sur le carrelage huileux.

C’est qu’en ces endroits-là, il y avait toujours une boue visqueuse composée d’humidité latente et de bavures laissées par les chaussures et les sabots de tous ces affairés s’essoufflant d’un service à l’autre.

En gros, Madame la Comtesse confondait l’hôtel à l’autel en encombrant le saint office.

Madame Charline de Hénin s’était cassé le poignet et ne pouvait plus quitter sa chambre. Désormais ankylosée et pouvant à peine se mouvoir sur son grabat, elle se lavait à l’eau de Cologne, cherchant à nourrir sa peau lézardée avec l’aide de plusieurs potions fort dispendieuses qui, avant de s’en servir, gardaient moche et mat, puis après en avoir longuement abusé, laide et brillante. 

Tout ce luxe laissait effectivement de grandes marques sur la peau… 

Il était parfois extrêmement pénible de subir les assauts de son agressivité latente.

De jour, elle regardait le cadre de la fenêtre ouvrant merveilleusement sur la toile lacustre et les bateaux y glissant en arrière-fond, apparaissant en adage d’un bord, puis disparaissant de l’autre en ne laissant plus qu’un azur uniforme autour des berges et des montagnes de Haute-Savoie. 

Les chagrins revenaient en surface, en revoyant son mari, tout de blanc vêtu, érigé de sa fière allure au Rialto de Venise, ou accoudé à boire un café sur la petite table ronde qui lui était réservée, en bas, dans le parc demeurant toujours aussi radieux, comme si de rien n’était, comme s’il était toujours présent. 

Il y avait à chaque fois un buisson frissonnant, toute une verroterie éclatant de mille feux solaires, mais ces beautés poignardaient le coeur, car elles ramenaient l’être aimé au centre coronarien des sentiments, trahis par la mémoire sélective.

Il avait été très difficile de porter un jeune veuvage, impossible d’oublier le Compagnon, et les autres éventuelles rencontres qui eurent pu découler d’une vie lassante et solitaire, et qui ne se sont aucunement produites. 

La Comtesse vivait prisonnière au Fort des souvenirs. Ce n’est pas qu’elle n’eût jamais essayé de butiner; en gros, elle se contentait juste de bourdonner sans ne jamais plus darder. 

Les jours et les années passaient ainsi. À rechercher des revues illustrées, étouffer des quintes de toux, réserver le coiffeur attaché à l’hôtel, accaparer le personnel de souhaits impossibles, demander des liaisons téléphoniques avec le continent américain, exiger l’enregistrement du dernier concert de Beethoven sous la baguette de Herbert Von Karajan, uniquement lui et pas un autre “Dirigent.”

Exiger, vouloir, payer pour tromper la solitude, voler un peu de temps à passer moins seule devant le service de tilleul.
Demeurer dans cette chambre, pour l’éternité.

Il faisait encore chaud.
Le crépuscule planait toujours, gonflant les multiples ailes éoliennes des barques semblant se pavaner entre le vide et l’onde.
Au milieu des brins d’herbes asséchés, quelques lampyres épars parsemaient les allées de gravelles phosphorescentes.
Les auvents, les vieilles marquises, les fenêtres à mansardes et autres tourelles, s’érigeaient en contre-jour, montaient leur garde rassurante sur la quiétude des promenades.

Une fois de plus on allait louer la chambre 235, celle qui dès qu’on ouvrait la porte, semblait saturée d’une forte odeur de tisane. C’était étrange, disaient les nombreux clients qui y passèrent la nuit, comme le lieu semblait habité, à quelle point l’histoire qui était rattachée à l’hôtel transparaissait encore partout.
À quel point par la suite, il était difficile de quitter cette chambre, une fois qu’on y avait gouté.

Mais la quittait-on et pouvait-on une seule fois se laisser abandonner par la Belle-Époque?
  © Luciano Cavallini, membre de l’Association Vudoise des Écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, “Belle-Époque” – Tous droits de reproduction réservés, juillet 2015.