La belle chocolatière de chez Séchaud
Voici le 131ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. La petite histoire de Séchaud…
La belle chocolatière de chez Séchaud
Genre: Nouvelle
“de la douceur pour réparer les âmes et les coeurs.”
En hommage à Nicolas, le grand Maître chocolatier de la chocolaterie Villars, Fribourg.
Comme tous les matins tôt, elle descendait des Vuarennes à Montreux. On voyait dans l’air clair du matin frissonner sa fine nuque argentée, ses soyeuses mèches brunes taquiner l’orée des tempes.
Elle avait du courage, venait à peine de commencer un dur labeur dans la chocolaterie Séchaud.
Bien trop fine disait les uns pour se pencher sur les grandes cuves, certaines de quinze mille litres, d’autres de trente mille litres, soit un total de quarante cinq mille litres de masses cacaotées tournant à plein régime lors des périodes fastes de l’année.
C’est Nicolas qui colportait cela, un vieux renard des Chocolats Villars spécialement requis par la Grande Maison Séchaud afin d’y confectionner les fondants aux liqueurs. Il fallait avoir la main agile quand il s’agissait d’emplir de larmes une ampoule en chocolat. On devait jouer entre le frêle et le tendre constitués d’une crinoline en sucre avant le pralinage final. Lui seul savait accomplir cette tâche délicate, il était d’ailleurs mandaté partout, surtout par la naissante Migros qui se l’arrachait à tous bouts de champ. Camille Bloch, demeurant le génial inventeur de la texture aux noisettes remontant à la dernière guerre, ne désirait avec raison, nullement en sortir pour l’instant.
Mais Blanche Givrine n’avait peur de rien, elle se lançait, haute, le corps flanqué en bords de conches, aidait la masse à prendre en s’arquant sur l’énorme gueule toute ruminante d’onctuosités aux fragrances enivrantes.
– Un jour la gamine, elle va tomber dedans ! Comme c’est souvent arrivé dans les hauts fourneaux de France, ça va culbuter pile dans le fondoir !
Toute la rue sentait la puissante odeur du cacao qui imprégnait les pierres, la mince margelle de fer galonnant le trottoir se faufilant devant le Glacier Séchaud, alors que la lave aromatique poursuivait sa trajectoire côté rue de la Douane, rentrait par les hublots du cinéma Apollo.
C’était toute une tempête cacaotée s’ébattant sur Montreux, par temps d’orages aux bas nuages.
Mais Blanche n’entendait rien, on apercevait juste ses longs bras laiteux tournoyant sur la surface veloutée, spiralant tels des étoles de soie au-dessus d’un chaudron.
Le vieux père Séchaud, les mains sur les hanches et tablier roide n’en revenait pas! La gamine ne faisait qu’une avec la pâte, ou parfois plongeait directement le corps dans les grandes jupes de jute contenant les fèves. Elle avait su comment séparer le mucilage, surveiller la fermentation, lorsque le sucre entourant la cosse se transformait en alcool puis en acide acétique. Toute la peau mobilisée au-dessus des sécheuses donnait des assauts sur l’attaque suave des haleines dégorgeant des grains. La fermentation survenait assez vite, on avait des ventilateurs secoueurs à chaud, alors que déjà les batailles aromatiques naissantes venaient lécher l’épiderme immaculé de la petite ouvrière.
– Elle tiendra pas des années! Ça veut tout faire mais ça se force à rester debout!
– Taisez-vous donc, et voyez plutôt cette fougue!
La tête disparaissait dans la beauté des grains soumis à la torréfaction. Seule la coiffe cerclant la chevelure demeurait immobile au-dessus de ce manège, ne cessant de remuer les grués, précurseurs des meilleures fragrances.
On en était arrivé aux concasseurs-broyeurs. Une espèce de bitume d’un beau brun charnel prenait forme par paquets, mi-pâte voluptueuse, mi-cassonade. Toutes fenêtres béantes, la petite ruelle de la Douane saturait d’odeurs. Entre la boulangerie Françey, Séchaud, et plus avant côté Kursaal la Confiserie Zurcher ne restant pas en reste pour autant, toute la ville de Montreux bataillait en gourmandises; elle ne sentait plus mais devenait gouteuse.
Le protubérant Nicolas, fort et bombé comme un tonneau, n’en revenait pas. Cette Blanche Givrine accomplissait le travail de dix gars rompus aux tâches les plus ardues. Le roseau toisait le chêne, il se voyait de loin, avec son tablier blanc, sa chemise bouffant entre bretelles et coudes, mouillant la peau de toute sa soie lorsqu’il fallait tenir bon contre l’anse de la concheuse. On aurait dit qu’Esméralda sonnait le bourdon en lieu et place de Quasimodo. Chauffer, refroidir, chauffer, refroidir, afin que la pâte en devienne toute satinée! Cela finissait par embrasser la silhouette entière, qui n’avait jamais cru apercevoir parmi les vapeurs brûlantes, noircies de cacao aigre, un éclair cinglant l’ouvrage au sommet d’un escabeau! Dans cet atelier parcouru de fenêtres en enfilades, où parfois miroitait plus fort un rais de lac, il n’y avait que cette créature au corps à corps avec les chaudières, les muscles bandés et la chair en jus parmi les courroies de retransmission, bridant toute la fabrique lancée à pleine allure!
Alors le vieux Séchaud remontait le long de la rivière, puis il allait cueillir les premiers clients du matin.
Il y avait de la place avec ce haut plafond sinueux, les canapés moelleux, le gros percolateur soufflant son emphysème.
On voyait les tasses s’emplir d’une onctueuse boisson chocolatée, lourde comme du bitume fondu. Puis il y avait dans le fond du Tea-Room, cette énorme baie vitrée avec ses lattes de verre donnant une pénombre fraîche et verdâtre contre le murmure ensommeillé de la Baye.
Les clients savaient qu’en milieu de matinée la belle gamine paraîtrait, luminescente comme un halo de mercure d’iode. En manches de chemise, toute léchée d’effluves aigres et d’arômes différents, réduisant le ghana entier en carrés de chocolat qu’elle déposerait ensuite délicatement sur une sébile de porcelaine.
Elle avait froissé la délicate soie de ses doigts sur des arrangements fragiles, des emballages coquets avec agilité enrobés de strates miroitants, de minuscules fondants servant à des lèvres d’anges; car pour cela il fallait plus embrasser le caprice que l’emboucher vulgairement.
Toujours joyeuse la demoiselle, descendant chaque matin de ses coteaux ensoleillés.
Elle racontait à certains habitués qui souriaient bravement devant tant de passion à la besogne, qu’un jour ils trouveraient partout un chocolat qu’elle aurait inventé elle-même. Juste pour le bon vieux Séchaud qui la regardait s’affairer,non sans crainte, mais avec tant d’admiration!
En ces périodes on s’arrachait les chocolats Séchaud.
Ils avaient le goût vanille que l’air cristallin du lac et le courant de la Baye ajoutaient sur le glaçage; c’était naturel, ça venait en même temps que la moiteur des cafés compressés sous des bars puissants et ce, jusqu’au dernier effluve d’arabica.
La rivière, en écho derrière les lames de verre, marmonnait bizarrement, émergeant des sous-sols du Tea-Room. Cela créait ce charme si particulier du Glacier Séchaud, bâti comme un pont avec des écoutilles de paquebot.
Puis un matin, plus de Blanche Givrine.
Ni le matin suivant, ni les autres jours d’ailleurs.
C’est au bout d’une semaine qu’on retrouva un petit corps glacé enveloppé de papier argenté, le regard bleuté tourné vers le lointain.
Sa fameuse invention pour le vieux Père Séchaud.
Définitivement partie vers d’autres continents la fille, alors que depuis cet instant on ne sut pourquoi de suite, le vieux Nicolas se mit à forger un nouveau moule.
– Pourquoi? Mais pourquoi donc se disait Séchaud désemparé? Tout marchait si bien…
– Il te faudrait oublier, depuis le temps!
– Elle était fascinée par les clameurs de la Baye derrière ses lames de verre. Elle a voulu connaître la source de cette pénombre et suivre la route de la rivière jusqu’au bout. C’était une tête de mule, une orgueilleuse aussi! Dès que quelque chose ne faisait pas son affaire elle foutait le camp.
Vous sentez cette odeur, cette délicieuse odeur, hein? C’est elle qui s’effiloche. C’était la saveur du cacao, la fragrance inspirant les désirs. Tout cela est volatil. Alors, après avoir suivi la clarté et le chenal, il était normal qu’elle s’évaporât avec la part des anges.
Il réglait ainsi ses années, le vieux Nicolas, depuis que cette belle s’en était allée par delà les lames cristallines de la baie sur Baye.
Un saint-Laurent rejoignant le Far-West.
Devant l’ensemble du personnel grave et silencieux, Nicolas déposa le nouveau moule qui avait été lui aussi élaboré selon modèle de la jeune fille.
Puis en silence il le descella, l’entrouvrit précautionneusement devant Séchaud frémissant.
C’était la réplique parfaite de Blanche Givrine en chocolat blanc.
© Luciano Cavallini, Membre de l’association vaudoise des écrivains ( AVE ) & MyMontreux.ch, “La belle chocolatière de chez Séchaud”,octobre 2017 – Tous droits de reproduction réservés,