Aude et les Bosquets de Julie
Voici le 197ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Une ode lyrique à un amour flétri.
Aude et les Bosquets de Julie
Romance
Sais-tu Aude, que lorsque je regarde ces vieilles photos, mon cœur se serre. Te voilà dans ce parc, en Vénus oblongue, avec ta robe noire descendant jusqu’aux chevilles. Qui aurait dit que l’on pouvait saupoudrer un glacier d’un voile aussi funèbre, ou essaimer une mer vespérale, sur une Diane si gracieuse ?
Je te regarde, Aude, de loin, tout au long de ces Bosquets de Julie. Les oiseaux trillent de plus belle, bien que le printemps ne soit pas encore revenu. Il y a cette route qui louvoie jusqu’à Burier, avec pleins de petits éclairs en facettes que soulève la poussière du chemin, ce chemin tant de fois entrepris, mais finalement, si peu en ta compagnie. Vois-tu ces branchages, au loin, dans un champ? ils semblent être séculaires parmi les fenaisons, recourbés en claies. On y voit transparaître le jour qui va, fléché jusqu’à moi, susciter le regard par-delà tes formes, enchanteresses à tout jamais.
Comment as-tu composé, pour être si vivante en si peu de temps, et demeurer éternelle au veuvage? Convoiter tant d’aurores pour t’en revêtir si facilement, à la dérobée, frissonner de tes reins afin de délester à la brise, tes souples déliés et le parfum du narcisse, rappelant au promeneur que je suis, qu’un jour, tu y as fleuri, et qu’une fois l’une de tes empreintes, telles de petits étangs miniatures, reflétait l’azur des cieux après l’ondée estivale.
Aude, je vais – solitaire – espérer un frisson, revoir entre les franges de tes atours, une courbe que ton être arqua; et si le bronze sur Rome scintilla de mille divinités, tes galbes y flambèrent bien plus encore, lorsqu’en s’exprimant, le frimas recréait un instant tes splendeurs pavanées en cortège.
Je sais que sous ces branchages, entre les tuiles laiteuses du lac et les hanches de la Haute-Savoie, je te vis, en Vesta, veillant sur le miroitement des embruns discourant entre les herbes. Tu n’avais, d’une cheville aussi agile, qu’à franchir ces minces cours d’eau, et tu ajoutais de la mousse aux frissons, et de la blancheur au levant des Crêtes.
Aude, comment se peut-il que l’un des deux s’ignore déjà, alors que l’histoire, très loin de ne plus avoir cours, continue de s’inscrire au zodiaque? Car je sais que les nuits lactées sur le lac viennent de très loin remonter des abîmes millénaires, prodiguer sur les champs labourés des hommes et les mailles lacustres du pêcheur, leurs rizières stellaires.
Ce qui fut, Aude, perdure éternellement, car si la lumière te cisela à la plume de cygne, elle t’y inscrit encore et rend inséparables, à jamais, les lèvres de l’échine.
Tu es, Aude, comme ces clartés étouffées, mais s’engloutissant encore dans les yeux des mortels, par cette histoire depuis longtemps disparue, alors que tes feux voyageurs, continuant de me parvenir, perdurent à te dévoiler, bande à près bande, du tombeau vespéral où plus d’un Lazare, encore, émerge de profondes sépultures.
Ou alors dis-moi, petite chair salée à mon goût, qui, avec l’aigreur du vinaigre, marine encore dans les raisins de Corinthe? peut-être es-tu, telle la femme de Lot, qu’une simple dame de concrétion calcique, émergeant flagellée par les souffles violents du Levantain?
En marchant le long des fourrés, entre les hanches des bocages et des sources muettes colportant ton encre lactée sous les buvards du permafrost, je vois les lanières de tes bras harnacher la chevauchée des vents; je vois tes poignets rutilants cinglant leurs destriers, puis miroiter de mille feux, lorsque leurs arêtes, se cabrant sous les éléments, n’en continuent pas moins de bondir entre l’azur et les nues. Ou tourner sous le dôme cristallin d’une perle de rosée, au sein d’un prieuré d’alchemille.
Aude, tu es là, impériale, assise sur ce banc, face aux flamboiements lacustres, telle Aphrodite entre les colonnes du Parthénon, la gorge frémissante aux lointaines senteurs d’agrumes, le regard tout épris d’azur et clignant entre les cyprès, l’olivier et le massif de romarin. Tu as cette fragrance de résine sur la soie de tes bras, enduite de ce vernis caniculaire, ne cessant d’y forcer tes sèves à suinter, à t’évider entièrement, comme l’on meurt pour toujours.
C’est ici que l’on s’y perd, Aude, car on ne sait plus si le vélin de la peau est bien celui constituant ton être, ou si ce ne sont que les nectars embaumant la tunique de ton corps, aux saveurs robustes de fermentations et d’acides saturés de climats rudes et belliqueux, qui tisonnent mon âme.
Étais-tu bien cela, avant d’éclore ?
Tu étais forcée, Aude, à suer de ta chair et bouillir de ton sang. Forcée, les pommettes rosées à fleur des statues que tu admirais, ou le cou étiré par-delà la villa de l’Empereur, avec l’orée d’une tempe pulsant si proche de la pierre, de ces faciès de marbre sec se battant pour les butins de chair. Puis, le sillon de la nuque nimbé d’embruns, la bretelle ancrée de ta robe, cintrant l’épaule d’une lanière flegmatique; combien de fois, en silence, n’ai-je pas admiré ces anses austères, mordant de l’acromion jusqu’aux clavicules, cette chair douce, vernie de glaçages aigres, attaquant la lèvre, comme l’haleine du vinaigrier tourmente l’encolure d’une jarre.
Je me rappelle, devant l’écartement moite du bustier, là où l’on perçoit le cœur s’ébattre et la partie lisse du poignet cogner de son pouls fougueux, qu’on voyait, telle une paupière finement close sur la chair blanche, poindre le doux lotus de ton sein, pudiquement contraint en bouton. Seuls Aude, les ruissellements de tes bras dansaient le long de ta silhouette, ou s’élevaient au-dessus de toi, suivant les courants chauds, tels des cygnes convoitant l’azur, afin de hisser une coiffe pudique sur l’inflorescence de ton visage.
Aude, tu voulais toujours te masquer, te calfeutrer, comme si tant de beautés reflétées par mégarde sur la joue d’une psyché, auraient pu s’y blesser par leurs propres éclats.
Combien de carats pèses-tu, Chère Grâce, en feux éphémères?
La route des Bosquets de Julie continue de serpenter, râpeuse, sous le chenal des cieux ruisselants au-dessus de mes pas. Plus le temps s’écoule, plus je sens ton cortège déambuler de plus en plus lointain de l’endroit qui te vit resplendir, une fraction de seconde, telle une aura incendiaire sur la pierre du briquet.
Essaimés, face aux fenêtres béantes et aux herbes reverdissant entre les neiges disparates, des tas de portraits de toi, Aude, décuplés ça et-là sur le chablon de la destinée.
Tu es proche des Alpes, enneigée, confidente des crocus épanouis, sur le chemin des Bosquets de Julie, femme que j’entoure de beauté et qui ne cesse de resplendir jusqu’à faner mon existence.
De cela, chère Diane chasseresse, de t’avoir tant déclamée, tant chantée, de ta surdité, de tes envies subites, que restera-t-il? Qu’un petit squelette clair, un jour délavé par les vents, ou de la poussière grisâtre par-dessus les fleurs à papillons, que tant de jours partagés et perdus d’absences, dissémineront dans une éternité inconnue de nos âmes, et bien plus encore, par la multitude.
© Luciano Cavallini & MyMontreux.ch, “Aude et les Bosquets de Julie”, mars 2019 – Tous droits de reproduction réservés.