Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 15/10/2018

Aube-Claire

Voici le 177ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. L’atmosphère souvent si triste, voire lugubre dans les maisons de retraite.

Aube-Claire 

Genre : Inquiétude

À mes grands-parents.

“C’est entre les rides, Que la mort tisse son berceau” (William Shakespeare)

“I Am The Pretty Thing That Lives In The House” Osgood Perkins

 

Elle n’a pas bougé de la journée, puis il y a cette moisissure sur le mur qui l’inquiète. Oh, ce n’est pas grand-chose, mais elle dit qu’en passant devant, ça la met très mal à l’aise.

Roseline Jordils n’en parle pas plus autrement. Ce serait inconvenant pour le propriétaire qui s’est toujours montré très large avec elle.

Mademoiselle Roseline Jordils est la plus vieille des infirmières d’Aube-Claire accréditée aux nuits. Ça se voyait de suite, à force de vivre cloisonée entre les murs de la bâtisse, elle avait attrapé le teint javellisé des néons.

Puis il y a ces pas qu’on entend parfois… Enfin pas vraiment… On entend comme des pantoufles traînant sur le sol. Voilà. Puis souvent un gros soupir. Des espèces de dyspnées. Mais si on tend l’oreille, si on tente de vouloir saisir ce qu’il se passe, eh bien on reste sur sa fin. Ce n’est qu’un long corridor, des enfilades de portes à n’en plus finir qui donnent l’impression que quelque chose les plaque fortement contre leurs montants. C’est plus bâillonné que fermé. Ah, qu’est-ce que je vous disais? Vous avez entendu! Non? Pourtant on aurait juré que… Mais vous resterez cette nuit et vous verrez bien.

De nuit, hall d’entrée désert. Personne à la réception. De temps à autre, coup de chalumeau de la machine à café qui se purge toute seule comme une grande. Elle pue le vieux marc rance collé sous les buses. C’est l’haleine de la nuit, avec une autre rumeur, celle des compresseurs de frigidaires ronflant sans interruption sur leurs socles, les petites lucioles rouges ou orangées des lampes témoins clignant à mi-hauteur de pénombre. Les baies vitrées miroitant sur l’obscurité et rongeant l’espace loin en avant du parc, certainement jusqu’à Chaulin, voire la sortie de Brent.

***

Le sommeil.

Le sommeil de tous ces maladifs étranges qui poussent des gémissements en même temps que les craquements du bâtiment, en même temps que ce que l’on croit entendre et voir, comme des cils furtifs frétillants aux coins des yeux. Des ailes se froissant aussitôt que vous tournez la tête.

C’est là que vous ressentez ce petit paquet de glace sur la nuque. Que voudriez-vous que je vous dise de plus? Entre l’épine dorsale et les reins planent d’étranges frissons. Ça prendrai presque du relief cette chose, une espèce de gant palpable mais se retirant aussitôt que vous en prenez conscience. Mieux vaut ne pas trop chercher à savoir à qui appartiendrait la main glissée à l’intérieur et se faufilant comme une anguille.

On a beau dire, ils sont inquiétants tous ces pensionnaires âgés qui respirent difficilement dans leurs chambres, qui ont des couinements, des râles, qui parlent haut ou semblent revenir de guerre, l’encéphale pareil à un goitre troué par cet orbiculaire sans dent au centre du visage.

Il faut voir la vieillesse en face, suivre les ombres grasses des angles et des montants, voir couler la clarté d’un réverbère derrière les rideaux. Puis cette odeur d’éther. Ces instruments énormes servant à la survie. Les poêles à fondements, les fèces à selles, ces urinoirs collets-montés, le cliquetis des déambulateurs, tout un univers de caoutchouc, de ventouses, de bocaux où marinent les dentiers.

Le son rauque des alarmes et des présences.

Ces gobelets à becs verseurs avec toujours cette fade tisane de tilleul ou de verveine qui ne finissent d’être sucées.

Puis, tout le monde est tellement gentil parmi le personnel, quand on fait les sorties du dimanche, avec des beaux souliers tout neufs, que le reste de la famille vient d’apporter avec deux mesures au-dessus, à cause des oedèmes ou autres boursoufflures rendant les membres inférieurs pareils à des corps étrangers. Puis, parce que la gêne est si palpable et qu’on a tellement honte de laisser ses parents dans des endroits pareils, on finit par leur parler à la troisième personne.

– Mais comme il est joli, avec ses beaux souliers rouges tout neufs! Comme ça lui va bien… Comme il doit être content!

En même temps on répond pour lui, on lui grignote sa conscience, persuadé qu’il n’en a déjà plus assez pour lui-même.

 

Au-dessus de la chaise percée qui laisse donc irrémédiablement fuir le fondement des usagers, la base même d’une existence, on continue à parloter pour ne rien dire, en visant niaisement sa conjointe:

– Tu vois maman, je t’avais bien dit qu’il serait bien ici!

On persuade la personne d’âge mûre marinant à ses côtés, puisque l’épouse a eu aussi le temps de devenir la maman du mari.

C’est à cela qu’on reconnait ceux qui ne divorcent pas.

–  On peut la lui laisser où, sa petite pièce au moka hebdomadaire?

Vous ferez attention,en la mettant de côté, de ne pas endommager le petit grain de café en sucre du dessus, c’est ce qu’il préfère!

***

Aube-Claire de jour. 

Des châles, des pantalons relevés très hauts, des chevilles avec bas de contention perdant leurs chairs et s’affalant aux jarrets. De beaux gilets qui font bonne façon. Il y a ces étoffées d’habits disposés sur des corps silencieux, des yeux fêlés et chassieux, des rires qui se sont éborgnés définitivement en bords de lèvres, ou des troncs si difformes qu’on dirait bien du bois mort.

Des mains griffues enracinées sur des accoudoirs, des doigts atrabilaires détournés de leurs fonctions par d’affreux nodules calciques.

Autour de ronces desséchées, il y a de moins en moins se sève, de terre; autour de chairs manquantes et de sang anémié, dont la volémie même finit dans l’avarice et l’avarice sans sang, il y a de plus en plus de polyarthrite et de moins en moins de téguments.

– Quand on aura un peu de temps, on pourra le sortir avec sa chaise non? Dès que les beaux jours seront revenus. Tu en penses quoi toi, de ça?

On mange à onze heures.

On dîne à quatre.

On voit des choses qui ingèrent et régurgitent.

On voit des colères sèches, des crachats, on voit le menu haché s’engloutir entre des borborygmes glaireux.

Il y avait des gens, une fois, plein de pouvoirs, de colères, de tendresse ou d’amour.

Il était une fois.

Au temps des lèvres nettes.

***

Aube-Claire l’après-midi.

Le sommeil avachi des fronts buttant les tables. Ou le menton hoché contre le bavoir, enduit de glu. Se sont ces heures molles où ce qui se passe partout ailleurs n’est plus le temps jadis, plus pour eux. On vit entre le pastel des couleurs atténuées, les objets et décors rendus volontairement neutres et rassurants.

 

Mais ce bruit de pas, la nuit, de pantoufles. Cette impression d’être léché de courants d’airs ou alors frôlé par un pan de peignoir.

C’est une chose récurrente.

Traumatisante.

Dans le miroir près du pilulier, on croit voir encore le visage de tante Hariette, bigoudis sous une charlotte, cette peau parcheminée du cou et ce rire ressemblant plus à une amygdalectomie.

 

Roseline Jordils, lisse comme du papier bible et sans remous, tenait des propos angéliques au pied d’un bûcher. Finalement c’était une espèce de sorcière dont on ne savait si elle attisait les flammes ou cherchait à en atténuer la force.

Il y avait en ce lieu une chose qui ne voulait pas qu’on l’oublie. Une chose qui pourrait devenir hostile mais par dépit. Ces murs, ces vitres, ce jardin toujours si bien rangé, cette toiture croustillant de canicule ou bâillonnée sous la neige.

L’ordre barrant la fantaisie et le sel de l’existence, on devait coûte que coûte suivre le ronronnement du quotidien afin de rassurer les pensionnaires.

L’office ne contenait plus aucun épice. C’était un univers de sucre et de régimes lisses, de gruaux; rien ne se soutenait plus, ne se sustentait, on surnageait dans la gelée et la viscosité d’une physiologie anarchique, tout ce qui était habituellement caché à la vue et constituait la fonction du corps, n’avait de cesse que de se dévoiler à la vue de tous!

 

L’intériorité vitale des êtres, après tout ce temps, devenait enfin visible.

Alors que faire avec cette moisissure contre le mur?

N’était-elle pas la continuité du délabrement des corps?

De ceux qui l’imprégnaient?

Cela coûterait cher d’entreprendre des travaux. On devrait sûrement changer tout le système de canalisation. En fait, c’est le système digestif de cette maison qui est incontinent. Ceci est grave.

Se sont tous les étages qui s’empoisonnent petit à petit.

Cette “chose en gant” dans les nuitées, dérègle l’économie entière du bâtiment.

Il faut le signaler au plus vite.

– Mais enfin! On ne peut pas vider les lieux avec toutes ces personnes âgées, juste parce qu’on a des présomptions de… De présences étrangères! À qui espéreriez-vous faire avaler cette pilule. Puis on les mettrait où en attendant, toutes ces personnes! Ni Gambetta, ni Côteau-Muraz, ni Mont-Brillant ou Burier ne pourrait subvenir à cet assaut massif de pensionnaires. Hanté, Aube-Claire! On aura tout entendu…

– Qui vous parle de hantise? Je parle de présence, uniquement.

– Eh, bien vous parlez trop!

– Pourquoi donc vous emporter de la sorte?

– C’est peut-être vous qui avez déjà perdu l’esprit. Qui sait?

 

Veille sur veille c’était pareil.

Silence intoxiqué par la maladie, puis plus rien à part le directeur cherchant partout, s’affolant de ne trouver personne, de n’entendre que le chuintement des tuyaux entre les cloisons.

Qui donc vit cloîtré là-dedans?

Les chambres avaient été scellées consciencieusement. Ce que l’on percevait était la maltraitance vous sautant à la gorge, avec l’assaut des gaz, dès qu’apparût l’horreur des emmurés dès la première brique abattue.

 

Un marécage de cadavres pataugeant ensemble, depuis le dernier étage jusqu’à la salle d’examen.

On venait ici se débarrasser de parents encombrants.

C’était intra muros que se passait la vie sociale. Aux chandelles.

On se faisait la belle dans l’ombre du charnier.

 

– Vous saviez tout Mademoiselle Jordils? Tout depuis le début? Vous êtes leur gardienne n’est-ce pas?

Ce qui m’échappe c’est pourquoi nous autres, même en temps que visiteurs, on ne se rend pas compte plus vite de l’étrangeté du lieu et de ce qui s’y passe?

–  Ce n’est pas parce qu’on vous laisse encore quelque liberté de circuler comme si vous étiez des membres externes de vos proches, qu’il vous revient le privilège d’ignorer nos hôtes disparus.

 

Oui, c’est exactement comme dans un cauchemar; seulement cette fois-ci vous n’avez plus de corps pour vous éveiller!

 

© Luciano Cavallini, pou Mymontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Montreux”, “Aube-Claire”, ajuillet 2017- tous droits de reproduction réservés.