Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 29/06/2015

Aquila Airways

Voici le 39ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme les autres, cette fiction se passe sur la Commune de Montreux

CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX
Aquila Airways
Genre: Fiction
à Jenny B.
Les enrubannéesde chez “Zürcher” prenaient le thé sous la clémence du climat montreusien. Plus grand monde ne déambulait sur la Grand-rue, quasiment silencieuse à l’heure du déjeuner, mais en revanche il planait une belle lumière violacée drapant les façades de contrastes harmonieux.
En cette année 1957, aux douceurs bercées des Palaces rococo, l’air fleurait bon les essences rares, que la brise décoiffait au-dessus des floralies garnissant les quais.
Elles étaient toutes en promenades, comme des hampes de lys, collerettes relevées et ombrelles épanouies au dessus de leurs visages de porcelaine.
Ces Sweeties Ladys circulaient droites et nobles, devisant à l’ombre des grands sphinx veillant sur le marché couvert, ou encore vers la colonne de mercure barométrique, à l’écoute des vasques bruissantes des fontaines Vénus où, écumes, elles semblaient toutes émerger.
Certaines parlaient à voix douces, par voyelles arrondies, comme des petits enfants suçant des bonbons au cassis.
Elles attendaient de grands Lords austères et binoclards, tous habillés à la mode Magister, journal roulé sous le bras et expressions de circonstance agrafées sur le faciès.
Corbeaux sinistres de collèges anglais, ou représentants de chantiers pétrolifères, tristes comme la Bourse et le coke s’amassant au pied des hauts fourneaux.

Depuis l’aube, au “Grand Hôtel Suisse et Majestic”, ces volatils avaient déjà expédié leurs télex ou leurs télégrammes, évalué le cours du thé, réorganisé les plantations d’Assam Boranga, ou revisité l’organisation de la Compagnie Coloniale. 
Mais la question des Indes demeurerait toujours en suspens.
Ensuite, ils pourraient se détendre, en admirant les confins du Lac de Genève s’acheminer comme un second fleuve, côté Savoie.
Parmi ces charmantes Ladys, secondant l’albâtre architectural à baldaquin sertissant les rives de Montreux, se trouvait Miss Jenny Aikman, l’épouse de Barry Aikman, directeur et fondateur de la compagnie aérienne Hydravion ” Aquila Airways Short Sandringham et Solent”, depuis 1949. Cette ligne assurait la liaison Plymouth-Montreux, ou Southampton-Montreux, entre autres, si l’on comptait aussi parmi les autres destinations, les Cornouailles, Lisbonne et Madère en tant qu’escapades supplémentaires et fort prisées par la florissante société britannique.
Ce Lord très en vogue dans les transports d’avant-garde, avait aussi misé sur la “Compagnie Internationale des Wagons Lits & Grands Express Européens”, avec les fils de Thomas Cook: Frank Henry, Ernest Edward, et Thomas Albert.
L’audace du Rail glissait bleu nuit à travers les espaces infinis et enneigés des contrées nouvellement acquises, le tout tamisé dans les compartiments par d’adorables appliques diffusant une lumière intime et chatoyante.
C’est à peine si l’on sentait les heurts des bogies lancés à pleine vitesse. En tous les cas, rien ne semblait déranger les dîneurs attablés, ni altérer les succulentes victuailles déposées avec raffinement sur des présentoirs d’argent. Champagne et Whisky coulaient à flots et c’est en toute discrétion, loin du monde tumultueux, que se nouaient entre les brumes de Havane, les affaires les plus juteuses du moment.

Lady Jenny Aikman était une femme mince et élégante, spécialement attentionnée aux galbes de sa silhouette, dont le modèle féminin provenait de l’Impératrice Elisabeth d’Autriche, qu’elle allait régulièrement visiter en pèlerinage jusqu’à sa statue de Territet, munie d’une grande gerbe de roses blanches qu’elle déposait, à chaque fois émue, au pied du monument. Elle faisait le trajet à pied, une fois par semaine, selon ses choix toujours appréhendés en dernières instances, au grand dam de son mari, qui ne supportait les dérèglements capricieux de son épouse, remettant en cause les ponts aériens dont il avait contrôle entre Montreux et Plymouth.
La Grande Blanche étaient devenue pareille aux cygnes et le “Short Solent”, hydravion de quarante-neuf places de son mari, courait sur les flots de Territet au large d’Evian avant de pouvoir enfin s’arracher aux eaux du Léman.
Elle était de vingt ans la cadette de l’austère homme d’affaires. Se sentant délaissée par cet être taciturne et toujours plongé en ses sinistres besognes, elle avait, sournoisement d’abord puis de manières déclarées, débuté une autre liaison plus nourrie entre Plymouth et Montreux: celle, très aérienne aussi, avec le pilote même de la compagnie, Grégory Taylor.
Jeune et dynamique, ce dernier avait servi la noble “Royal Air Force”, qui avait été sa meilleure famille, affirmait-il fièrement au garde-à-vous. Fervent admirateur de Churchill, qu’il ne cessait de citer à tout bout de champ, il avait des principes moraux inébranlables, et cela faisait des mois et des mois qu’il résistait aux ardeurs de la belle Lady Jenny Aikman, dont il rappelait le nom d’épouse aussi sec, lorsque cette dernière devenait par trop entreprenante. Mais cette dague d’ivoire ne se laissait pas démonter pour autant. Le vinaigre des passions corrode le plus robuste des aciers. Son corps gracile et fuselé avait tout d’une lanière de chair, prête à s’abattre avec précision sur les légions bovines de la raison.
Quand il ventait, au crépuscule, et que ses ravissantes épaules se coloraient de poudres érubescentes, Grégory Taylor avait peine à contenir ses sentiments, qui étaient évidement réciproques, et n’auraient demandé qu’à faire écho, si seulement la Lady n’était point prise en même temps qu’éprise. 
Le pilote logeait dans une pension plus modeste que le “Grand Hôtel Suisse et Majestic.” Ce qui ne l’empêchait pas de profiter pleinement de la vue sur le golfe de Territet, car si la “Pension Masson” semblait plus humble, elle n’en était pas moins mieux située: un pilote, par conviction, ça aime surplomber, se détacher des rampants, comme on dit dans le jargon de la profession. 
Un matin que son mari, selon ses habitudes, brassait un nouveau contrat du côté de l’Argentine, dans les cuivres cette fois-ci, elle prit sa destinée en main en se rendant sans crier gare vers la pension du pilote.
Elle se sentit libre comme la brise lui caressant le visage, et son corps enfoui sous une robe à longues manches semblait déjà vouloir se dérober. 
Il était là, devant la fenêtre, un miroir accroché au carreau, cigarette au bord du cendrier et ceinturon relâché contre le bas du pantalon, à se décimer la barbe, décrochant la mousse sous un robuste sabre.
Ça sentait l’homme entrouvert, les muscles saillant comme une hardie entreprise qui, dès le matin, sous l’odeur fraîche des tilleuls, se mettait aussitôt à rugir en plein levant.
Cet homme fort, brandissant la fierté du torse, avait l’outrecuidance des gestes lancés à toutes volées et virilisés sous les bielles musculo-soldatesques de sa personne.
Le culot de vivre revigorait le chêne, ainsi que la force de vaincre, après les gifles du rinçage, la gomina capillaire et l’ancien cambouis rebelle, signant la mécanique aérienne et les pistons maintes fois lubrifiés sous leurs chromes rutilants!
Elle le voyait, à distance, s’essuyer comme on frotte un capot, se rabibocher et s’attacher pour l’envol.
Il ne s’habillait pas, il remontait les pièces.
Pour une anglaise, se lancer ainsi contre un bouclier d’airain!
Il était reconnu que le plus fin des sucres glace aimait à se faire sauvagement saisir par la noirceur d’un Robusta!
Les femmes portaient, aux tréfonds d’elles-mêmes, l’envie inavouée du viol sauvage et consenti, et c’est le meurtre jouissif des chairs offertes, qui rendait la saveur de l’interdit, encore plus coïtal!
Elle avait tout ce qu’elle voulait, mais il lui manquait l’amour charnel, et ce “Short Solent” lui amenait le pilote à bord! La pièce maîtresse et ses flotteurs en bouts d’ailes! Le ventre immergé, hybride entre squale et rapace, il attendait au centre du manège des cygnes, qui venaient un peu l’éventer; la grâce circonvoisine glissait ainsi contre la robustesse de l’empennage, la crinoline frôlait l’armure!
Il pouvait l’emporter là-haut, unique, à lui faire partager la terre, l’eau et le ciel, en une diffraction corporelle intense et soumise!
Sous le chapeau, la chevelure dégringola, belle, auburn, humectant les épaules d’une saveur épicée. 
Elle déclina son nom, s’installa dans le salon attenant aux douches, à sa salle de bain. Son bain de sale.
Elle sentit la profondeur du bassin relâcher contre la lingerie fine, puis tomber en creux sur le cuir du fauteuil.
La robe devint mince, bien trop mince. Le col luisant perlait de téguments humides.
Elle se leva, sans frapper fondit dans sa chambre, comme une moiteur suintant à travers le bois.
C’était du suicide, un collectif bien ordonné qui se déroulait là. Elle se laissa, mi-fluide, mi-incarnée, couler comme un rein, en cascades, contre l’homme qui ressentit les fines attaches, ourler délicatement ses tissus mis à mal.
Le bouclier ne tiendrait pas. Il ne tint pas. C’était comme au-dessus d’un cheval, un Pégase qui en l’air bondissait; en tous les cas la selle unit les hanches à bête, le ventre du squale caressa l’eau à petite vitesse d’abord, puis, subrepticement la robustesse des flots devint plus concise, plus dure, jusqu’à bétonner les soutes, le poste de pilotage se cabrant sous les multiples assauts des éléments!
Aux avant-postes du cockpit gonfla une bulle éprise d’ajourés lacustres, et cela dura, dura, on voyait au travers des hublots la peine qu’avaient les remontrances du moteur à négocier avec les ondes.
La bataille s’annoncerait une fois encore de plus en plus rude entre le ciel et l’eau.
Entre azur et cyan.
Mais n’était-il pas, Hydre monocéphale, avion solitaire, déjà à mi-hauteur, avec ces cieux du haut convoités peut-être par les êtres poissonneux, louvoyant en fonds de vases, comme nous-mêmes rampons sous les nuages, en créatures survivant sous les drapés aqueux?
Lames de fonds et jet stream se livraient bataille. Au corps à corps, troublés, enduits d’embruns visqueux, les chevauchées caracolaient, maintenues au dessus des vagues. L’odeur persistante des réservoirs emplis à chaud, déversait son fuel vers les puissantes hélices, qui arracheraient l’acier aux glaires lacustres!
Les quarante neuf sièges de cuir, et autant de trains, voyaient poindre Evian et les rives annexes.
L’Angleterre, l’Angleterre était donc bien haute!
Il y a le lit, l’estuaire du Rhône à contre-courant, puis soudainement plus rien, un vrombissement d’allégé, de corps sans dimensions aucune, et le grand coulis final bavant sur les bas côtés de tribord à bâbord.
La terre s’éloignait, comme les Alpes s’effondraient soudainement.
A corps descendant, les visages observaient encore quelques névés embrasser le zéphyr!
Le bourdonnant de l’avion semblait devenir un liquide bouillonnant et percutant les entrailles.
L’odeur âcre du zinc chloroforma un instant les passagers.
Plymouth se rapprochera lentement, de ses côtes tortueuses, quand le moment sera venu de s’assoupir un instant, en plein vol, entre martinets et albatros, tellement bien confiné dans les soutes de l’Aigle!

Barry Aikmannesut jamais rien. Ou fit-il mine de ne rien voir, toujours préoccupé par ces noirceurs le constituant, et l’aidant à poursuivre son ouvrage de tunnelier.
Entre Montreux et Plymouth, le grand navigateur s’abîma un soir de juin ailleurs, dans les plaines de la Pampa, avec un appareil qui, paraît-il, ne savait pas prendre l’eau.
L’envol n’avait pas été facile. Ça n’allait pas toujours aussi simplement, et parfois l’union de l’aérien et du terrestre, faisait que l’un des deux y laissait sa chair, ou l’autre ses plumes.
Mélanges des matières, mélanges des chairs, sont parfois actes qui désespèrent!
Barry Aikman se douta bien de quelque chose, il arrêta donc immédiatement la liaison Plymouth-Montreux cette même année mille neuf cent cinquante-sept, ne conservant que Malaga et le Portugal sur ses carnets de vols, plus tout le reste dévolu aux affaires des fils de Thomas Cook.
Sa femme ressembla d’abord à un petit avion de toile et de bois, un “L4”, regardant tristement au loin les marées aux confins des distances les plus éloignées, comme si Montreux allait émerger miraculeusement, s’élevant tel un archipel au-dessus des flots, transvasant les ondes du Léman en celles de l’Atlantique.
Berges des fleurs, contre craies colorées des rives anglaises, Miss Jenny Aikman devenait maintenant petit voilier, sa robe se hissait en hauban, tandis que le jour passait au travers du corps. Les soleils embrumés l’avaient prise comme abat-jour, et c’est un fait constaté que sur les chenaux battus de courants, une espèce de linceul blanchâtre venait parfois s’y déposer, en tendres accalmies pour les marins harassés, et les veuves éplorées sous trop de moire. 

Quand il fut mort après, malgré son grand âge, on l’enveloppa d’une drôle d’étoffe, qui n’avait plus forme sur la noirceur de ses activités.
Oui, mille neuf cent cinquante-sept fut une drôle d’année, s’élevant telle la poussière contre les anges, alors que s’envolait pour la dernière fois le “Short Solent d’Aquila Airways“, dans le firmament crayeux de Plymouth. 
Peut-être ramenait-il des âmes immortelles au-dessus de l’espace lémanique et de la bleue Montreux?
Pourtant, on le savait bien, on avait changé de cap pour d’autres péninsules.
Les enrubannées de chez Zürcher prenaient toujours le thé sous la douceur du climat montreusien.
Peu de badauds déambulaient sur la Grand-Rue, quasiment silencieuse aux heures des repas, mais en revanche il planait une belle lumière violacée, drapant les façades de contrastes harmonieux, de clameurs berçantes.
Une chose cependant devint à jamais différente; sans audace on voguait, mais on ne volait plus.

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, «Aquila Airways» – Tous droits de reproduction réservés – Mai 2015.