Aline et les roses crépusculaires
Voici le 162ème conte d l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Douceur sensuelle…
Aline et les roses crépusculaires
Enfance-Fiction.
Aline et moi avions désobéi.
C’était la première fois que nous osions défier l’autorité parentale. Habituellement, on nous autorisait à circuler sur l’avenue du Collège avec nos trottinettes, à condition de ne pas dépasser la limite de la Baye de Clarens, marquée très précisément par la digue et la maison biscornue de Madame Beurret.
En été, nous regardions cela comme si c’était le plus grand voyage que nous puissions réaliser! L’air de juillet vibrait si intensément sur le ballast, que le plus éloigné des sémaphores semblait surgir à l’autre bout du monde, et la guérite du garde-barrière ressemblait à un petit champignon pointu plaqué sous l’ardeur du soleil!
Mais ce soir-là, alors que les soirées se prélassaient longuement jusqu’à plus d’heures, nous avions décidé de franchir la limite interdite…
Nous contrôlions nos effusions, et le menu corps haletant de ma chère Aline, se bandait encore plus ardemment sur sa monture!
Au loin, l’assiette vespérale tardait à ombrer son fin liseré ourlant encore les crêtes du Jura, nous avions donc tout le temps nécessaire de parvenir sur les lieux!
Une douce érubescence nimbait le paysage, les odeurs de fleurs imprégnaient l’air devenu doux comme un nectar se mélangeant aux roseurs environnantes, à la brise de Jaman rafraîchissant juste à point l’avant-bras caramélisé de mon amie, dont la chatoyance enchantait mes sens.
Il y avait cet horizon cuisant et ces roses expirant leurs arômes, une plénitude unique infusant le sentier des Bionaires sillonnant entre les vignes, jusqu’à notre notre cher Château des Crêtes.
L’histoire de la Comtesse, contée avec tant de passion par grand-père, avait décuplé notre imagination déjà bien assez vagabonde sans cela!
Le vétérinaire, Monsieur le Docteur Frey, ne dirait rien; il nous voyait souvent parcourir le parc sans que l’on osât un seul murmure, déambulant exactement du même pas et avec autant de venette que lorsque nous parcourions le cimetière de Clarens avec les poupées d’Aline dans un landau.
Ma compagne, en manche de chemise, semblait s’oindre d’un philtre velouté; j’avais l’impression de voir la nature entière réagir à son allure, à ses gestes, à la magistrale grâce dominant sa personne parcourant les chemins que nous empruntions. On ne savait plus si c’était sa chair qui exsudait tant de fragrances, ou bien les massifs de rosiers, ou encore les hampes de lys frissonnant d’exhalaisons à la suite de son cheminement.
Nous commencions la grimpée des Borgognes auréolée de crépuscule; les roses saignaient, le sang des rocailles et de la terre roussissait au fur et à mesure les lieues que nous parcourions.
Il y avait, sous le petit bracelet-montre bleu marine d’Aline, un gracieux garrot brillantant sur l’épiderme et l’on percevait quelques veinules cherchant à combattre l’oppression de la peau sur le cuir. Cela sinuait avec le galbe entier du bras, jusque vers l’endroit où les manches retroussées se jugulaient près des aisselles. Cela révélait une subtile congestion entre les omoplates et le col, entre la venaison du chemisier salé de canicule et les mèches de cheveux s’y écoulant.
Je cueillais quelques roses au passage, tandis que la colline entière, lorsqu’on guignait du côté de Vevey, semblait une arche suspendue dans le vide, auréolée d’horizons dépourvus d’amarres.
Nous marchions sur une terre cramoisie, cela se réverbérait partout, il n’y avait que la pénombre des arbres, puis leurs silhouettes entières, qui se crénaient sur le vélin, tel un jet d’encre de Chine.
Après avoir délaissé nos pitoyables trottinettes, on se demandait s’il était bien réalisable en peu de temps, ce grand voyage qui va si haut arpenter l’échine des Crêtes à contre-jour.
C’était bon de voir les bouquets écarlates combler les deux mains d’Aline scellant, frémissante, ses lèvres à fleur de pétales.
Enfin, nous parvenions vers notre enfouissement préféré, une grotte d’émeraude débouchant sur l’aile est du Château. Nous voulions savoir comment se déroulerait la magie d’un couchant influant sur la brique rouge du Belvédère, puis sur le domaine tout entier. Nous étions assourdis par les trilles d’oiseaux, ajoutées aux visions enchanteresses de la verrière se liquéfiant d’incandescences.
Les fenêtres réverbéraient le paysage avec le lac laqué sur le verre et les colonnades, ceignant la terrasse qui s’inondait de miroitements, en lesquels les glycines semblaient ondoyer.
Aline s’allongea au sol, je vis les fibres du chemisier boire les petites gouttes de sueur ayant perlé sur la peau. Entre les inflorescences parvenues à maturité, la pénombre nous surprenait sans un murmure et virait déjà à l’indigo.
Il commençait à se faire tard.
Une odeur désuète nous parvint graduellement; le bon docteur des animaux venait d’ouvrir sa porte Patio et l’on vit une parcelle en plus de notre royaume lever le voile sur notre curiosité. Nous aperçûmes le médaillon de Jean-Jacques Rousseau en pur marbre blanc de Carrare, centré sur le chambranle de la cheminée, nous observer à la dérobée, comme un bon père tranquille qui ne jugerait ni nos fautes, ni nos escapades; tel un sage des plus pacifiques qui comprendrait ce qu’était l’envie irrésistible de s’évader en solitaire, dans le domaine des Bosquets-de-Julie.
Les arbres bruissaient, la végétation de plus en plus luxuriante s’épanchait sur nous, entre les cèdres du Liban et les cyprès aux empyreumes de térébinthe.
Nous apercevions les premières étoiles allumant une à une leur fanion. Elles foisonnaient enfouies elles aussi dans le grand vide sidéral que notre esplanade, transformée en dériveur intergalactique, croisait au passage sans pouvoir s’y arrimer un seul instant.
Nous n’oserions plus retourner à la maison.
On serait puni des semaines entières, à ne plus pouvoir se rencontrer.
Il devait être si tard!
Grand-mère, très certainement, souffrait depuis longtemps des affres de l’angoisse!
Nous nous sentions si minuscules entre les lampyres bordant nos laies de chaque côté !
Oui, nous fûmes grondés.
Oui, nous fûmes privés de sortie; malgré tout, cela meubla notre semaine diligemment, car des tas de visions incongrues me revenaient, la gorge d’Aline et le petit animal palpitant du poignet pris au collet sous le bracelet-montre, les nervures mauves des veinules, la chemise bouffante sur la peau et l’air confiné s’y renfermant aux suaves odeurs de chair.
Nous n’étions pas grands, mais nous nous sommes élevés en l’espace d’une seule soirée, vers un sentiment que nous ne distinguions pas encore, que nous ne pouvions ni décrire ni expliquer à quiconque, mais nous submergeant entièrement.
Petit à petit, les roses crépusculaires d’Aline s’effeuillèrent au pied du vase qu’elle avait disposé sur sa table de nuit.
Alors que nous avions atteint l’épicentre de la coupole stellaire; le sol, lui, basse couche des existences conditionnées, était demeuré seul témoin de nos émois, essaimés encore aux alentours du Château des Crêtes, par de vieux pigments vespéraux disséminés çà et là.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) &Mymontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Montreux” , «Aline et les roses crépusculaires», mai 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.