Aline et le balcon aux glycines
C’est le 173ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Souvenirs d’enfance…
Aline et le balcon aux glycines
Nouvelle
Madame Florier était une petite dame douce et calme. Elle vaquait dans son salon lumineux, avec de beaux parquets scintillants de tous leurs feux sous la clarté du jour.
Nous y allions les après-midi, avec Aline; c’est elle qui gardait les enfants de quatre heures à six heures tous les après-midi de la semaine.
J’admirais son balcon rempli de lierre, dont les feuilles translucides donnaient un teint de fraîcheur unique aux boiseries. Parfois, lorsque les glycines étaient en fleurs, une tonalité de bonbons anglais au cassis en rehaussait le ton.
Son appartement, transi d’objets délicats, allait de la poterie fine aux volutes florales enveloppant les pourtours, en passant par l’argenterie miroitant à l’intérieur de crédences arrimées solidement aux murs.
Madame Florier, de sa haute stature, venait nous accueillir. Puis nous passions sur le balcon, lorsque les étés tapaient fort contre la vieille façade blanchie par les ans. On entendait des clameurs sourdes parvenir de la route principale, des notes s’échappant d’un piano.
Puis il y avait Clémentine, deux étages plus bas. Une très vieille petite grand-mère à chignon, remuant sa confiture d’abricots dans une cuisine claire-obscure. On la voyait à contre-jour, l’odeur s’acheminait par la rampe d’escalier centenaire, jouant avec le soleil derrière des carreaux cherchant à happer les moindres étincelles qui auraient pu s’égarer sur la façade est, avec l’arôme des fruits.
À l’inverse de Madame Beurret, affairée dans sa maison biscornue, Madame Florier n’était pas chargée aux devoirs surveillés; elle dispensait de la poésie à profusion, avec ses jeux de réglettes multicolores dont nous nous servions pour bâtir des tours Koechlin ou des villages entiers habités de poupées de papier. Puis il y avait cet étrange carton de pâte à modeler bleu ciel; il s’en dégageait une fragrance pénétrante de cire d’abeille; parfois, nous ne résistions pas à l’envie d’y planter les dents. Elle nous laissait aussi créer des personnages illustres, se déformant au fil de l’après-midi, se confondant aux autres couleurs et finissant ensuite par n’être plus qu’un vague amalgame brunâtre.
Puis venait le thé. Je ne sais pas combien de thés nous avons pris, Aline et moi, durant toute notre enfance, vers ces petites dames à châles pâlots séchant sur leurs épaules. Mais l’image de cette royale amie, aux allures aristocratiques et feuilletée de porcelaine, me restera gravée tout le reste de mon existence. Ces longues mains recourbées comme des cygnes, ondulant sur l’air jaune des après-midi violents, les doigts finement entrelacés entre les anses et son haut cou aux reflets nacrés, la peau suave rivalisant avec la soie du chemisier, dont le col léchait à fleur les fines jugulaires palpitant juste au-dessous, tout ceci s’encrait en moi, affadissant définitivement tout le reste de ce que j’aurais pu ultérieurement contempler. Ce qui fut d’ailleurs, par la suite, prouvé à maintes reprises.
Aline sculptait des petits animaux ou prenait un soin excessif à dessiner des oiseaux au centre de cercles multicolores qu’elle hachurait ensuite de traits délicats, aux crayons de couleur.
On voyait la fine ouvrage de sa nuque poindre tel une brèche lumineuse, par l’encolure béant légèrement sous l’inclinaison de la tête.
Il y avait, en fin de manche et en début des poignets, tout un travail saccadé de peau permettant l’agilité et l’envol du geste. Le frôlement de l’étoffe sur l’épiderme en faisait miroiter les arrêtes.
Lorsque Madame Florier amenait le thé sur le balcon, c’était une fête de goût et d’éclats; le jour, tombant distinctement à cet endroit, en illuminait les objets de l’intérieur. Le citron devenait une tranche de soleil, le thé imprégnait les tasses translucides, on y voyait sa robe rougeâtre se tuiler bien plus encore.
Le temps passait ainsi, parfois trop bref. Le moindre pas craquait sur le plancher, le pendule du morbier se balançait en sourdine, englouti entre ses hanches de bois.
Le parfum des glycines charmait nos narines, avec quelques mélopées de bergamote s’échappant d’une subtile vapeur duveteuse, stagnant un instant sur la surface du breuvage venant à peine d’être servi.
Madame Florier, de son visage souriant, encadré de mèches frisottantes, nous passait du Barbara, tout en nous montrant comment structurer nos réglettes afin que nos infrastructures éphémères ne s’écroulassent pas aux moindres à-coups inopinés.
Je revois encore, Rue du Port, cette façade aux balcons mangés de verdure, s’égouttant en grappes protubérantes, cette balustrade fine entre laquelle l’odeur du salon nous parvenait jusqu’au jardin, et du jardin l’odeur de terre âcre lorsque demeurait béante la porte-fenêtre du patio.
De temps à autre, Véronique venait nous voir, avec ses longs cheveux ruisselant jusqu’au bas du dos. Elle vous dardait ses yeux en amandes droit dans la face, puis une fois ceci effectué, ancrait son regard sans ne plus le désarçonner du tout, jusqu’à ce que nous fléchissions les yeux. Mais c’était peine perdue, car même en jouant outrageusement de sa cascade capillaire s’ébrouant sur l’échine, à part mon Aline, rien n’existait plus au monde, aucune intelligence ou quelqu’autre ordre moral ne pouvait me dissuader de m’en détacher, de ne plus l’aimer et encore moins d’émerger de sa natale blancheur imbibant ma vie.
Vers le soir venu, la petite tourelle carrée au toit pointu contenant la cage d’escalier, nous envoyait sa fraîcheur granitée sur la peau moite. Je voyais par endroits le chemisier d’Aline enrober ses douces formes en devenir, une senteur particulière s’en dégageait avec des luisances nouvelles. La chair bourgeonnait; il y avait, par-dessous le tissu, toute une juteuse turgescence gonflant le terreau de sèves plus onctueuses encore qu’à l’accoutumée, tel un savoureux velouté aigre-doux.
Je rentrais le soir de ces surveillances particulières, non sans être enclin à de nouvelles sensations que je n’avais jamais connues auparavant, et qui n’étaient pas sans me plonger en un trouble certain.
C’était à la fois voluptueux et apeurant. On ne pouvait s’en passer, bien qu’en appréhendant les survenues. J’avais l’impression que je n’arriverais jamais à embrasser Aline en une seule fois, qu’il y aurait toujours une partie des beautés de son corps qui m’échapperaient, que je n’aurais pu atteindre et encore moins toucher, lorsque l’envie m’en effleurait les sens.
Je ne la frôlais jamais que de la pulpe des doigts, sans ne jamais pouvoir ni enrober le fruit, ni le savourer complétement, à sa guise.
La pâte à modeler qu’elle triturait et cette chair bleutée sentant l’abricot devenaient une partie de sa peau, encore tiède de palpations qui, à peine déposées sur le bois de la table, se retrouvaient saisies une fois de plus entre mes mains; je voulais en ravir le moindre effluve qui aurait pu être emporté et emprisonné à la surface de ce précieux levain, qu’elle avait nourrit de ses savoureuses digitées.
Nous repassions voir Clémentine qui nous accompagnait en foulard violet jusqu’au jardin.
Ces deux dames ne nous lâchaient pas du regard, jusqu’à ce qu’on emprunte le contour de la Rue du Port passant devant le caveau d’Oscar Morier.
On entendait une chanson de Barbara évaporer ses dernières mélopées dans la brise du Jaman.
Puis, les années passant, le grand portique du jardin enchanté s’est refermé ainsi que la petite cuisine de Clémentine et le balcon aux glycines, qui pourtant, continuent de refleurir Aline, toujours éclose en moi.
© Luciano Cavallini pour Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Aline et le balcon aux glycines» – septembre 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés.