Aline et la maison biscornue
Voici le 174ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Souvenirs d’enfance à Clarens…
Aline et la maison biscornue
Récit
Il venait de sonner quatre heures.
Aline s’en irait avec moi, dans la maison biscornue de Madame Beurret, accotée le long de la baie.
Depuis qu’on l’avait définitivement laissée chez sa grand-mère, elle allait régulièrement chez cette dame à la bonhomie contagieuse, aux devoirs surveillés. On s’en allait donc par la grande route, celle passant devant le Collège de Clarens gare, le long du chemin de fer dont le ballast tremblait sous la chaleur estivale.
La maison sentait la fraîcheur, le bois ramolli par les ombres humides remontant de la cave. On y jouait parfois à débusquer d’hypothétiques voleurs avec Jean-Daniel, jusqu’à nous flanquer la frousse; mais je préférais de loin les amusements de filles, ceux généralement méprisés par les jeunes mâles imberbes.
J’avais depuis longtemps pris en détestation les jeux d’équipe ou de société, les balles me faisaient horreur, les rixes bien plus encore.
Je n’éprouvais aucun penchant pour la force brutale ralliant les démonstrations de coqs compétitifs pataugeant dans leur testostérone.
Les escaliers se mêlaient les uns aux autres, ajourés de vasistas laissés constamment béants et diffusant partout de somptueux halos. Une odeur suffocante d’encaustique se dégageait des paliers, surtout en périodes de fortes canicules. Plusieurs couloirs annexes menaient vers des royaumes gémissant de toutes leurs lattes, au pied de portes sourdes ou de craquements furtifs nous donnant des frissons par surprise.
Quels étranges locataires pouvaient donc bien se cacher derrière de tels murs?
Aline était toujours aussi belle dans sa robe blanche sans manche, avec des courroies lignant ses épaules d’albâtre tels des petits liserés cousus sur de la soie blanche.
Nous avions longuement gardé le chocolat du goûter en bouche, c’était à celui qui arriverait à conserver le plus de gourmandises, les lèvres closes.
Lorsque nous parvenions enfin chez Madame Beurret, il y avait en cuisine, sur la grande table de bois, tout un assortiment appétissant déposé en vrac, du gigot piqué d’ail, des tartes aux fruits, des bocaux de confiture et des monceaux de biscuits à peine entamés.
Lorsque les poignets friables d’Aline se mettaient sur les travaux d’écriture, le cou incliné, ainsi que son doux faciès vers l’avant, on pouvait sentir toutes ces bonnes odeurs effleurer au passage sa longue silhouette, se confinant à ses propres effluves, alors que son avant-bras, travaillé par les à-coups de la plume ” Pélican “, tressaillait sur les devoirs à terminer.
Ses doigts se maculaient de petites pétéchies bleuâtres, mais cela n’entachait en rien les vierges pages du cahier attendant d’absorber les reptations sensuelles que la peau diffusait entre les lignes.
Il y avait un étonnant contraste entre toutes ces volumineuses pitances, et ce petit brin de fille relevant plus d’une créature florale que d’un être incarné à proprement parlé.
Madame Beurret était une femme plantureuse, pleine de douceur, de bon sens et de compassion. On avait l’impression qu’elle nous obligeait en rien à devoir exécuter ces tâches repoussantes.
J’avais toujours tenu une haine tenace contre la scolarité, sa rigidité, elle devenait un spectre invasif et hostile, gluant, tuant les moindres envies de créativité dans l’œuf. On y ressentait encore partout le spectre du calvinisme brandissant ses étouffoirs de concupiscence dès la prime enfance, semant aigreurs et frustrations, devenant à force de pratiques récurrentes, une seconde nature.
Nous étions constamment pris en faute, infériorisés, et cela donnait des comportements hésitants, fermentant des chancres honteux, une confiance de soi dévastée et fomentant une fois parvenue à l’âge adulte, une pléthore de maux et déviances psychotiques.
La nomenclature ” Complexe scolaire “, prenait ainsi toute sa signification.
Cela n’était pas le cas de Madame Beurret et de ses belles fenêtres ouvrant sur une cour bien rangée. Ses lourds cheveux chutaient sur des épaules solides, elle bâtissait les menus du soir comme un maçon l’eut réalisé d’un mur. Partout, c’était du costaud et je me rappelle encore avec Aline, de nos larges bols de cacao goûteux, en lesquels elle rompait fermement une large tranche de pain. Ses yeux roulaient sur les côtés et son visage s’articulait sur un coup large et robuste.Cependant, toute cette physionomie pouvant sembler brusque et roide au premier coup d’œil, se désarticulait en une douceur de regard peu commune. Cette robustesse toute maternelle taillée à la hache, renfermait un cœur ardent.
Aline s’appliquait, je la voyais tisser ses verbes et ses additions le long d’une page gondolant sous la moiteur de l’effort. On entendait le chuchotis de l’avant-bras accrochant le papier. Il y avait quelques soubresauts délicieux se cabrant sous les assauts de la calligraphie, les tendons s’activaient nerveusement jusqu’à se rompre, tout comme le poignet en virgule se tétanisant parfois au-dessus de la plume. Aline en possédait une belle, rouge rubis, avec le bruit caractéristique de la petite bille gigotant contre la cartouche lorsqu’on agitait l’instrument coagulant d’une encre plus noirâtre si l’on avait hésité le bec en l’air, en début de phrases, et dont il fallait alors reprendre le trait plusieurs fois de suite.
Puis vers la gorge et le creux descendant au corsage, on devinait poindre des sillons nacrés, selon la façon dont avait la clarté de s’écouler sur ses épaules, oignant ensuite tous les membres, nimbant le cahier juste avant que son flux se rassemble en laque diaphane sur la table. Cela provenait du néon que Madame Beurretallumait juste avant l’arrivée de l’obscurité.
Parfois, lorsque celle-ci décrochait la porte du salon, on sentait parvenir une odeur de feutre fatigué, longuement caressé par les jours surannés, survenant avec le tic-tac de l’horloge. La bonne-dame réalisait tous ses travaux en même temps. Préparant le repas du soir en rompant à pleines brassées des spaghettis au-dessus d’une casserole crachant à gros bouillon !
Tout y était épais, proéminent, abondant.
La lecture à haute voix, laissant des traces chocolatées sur ” Mon premier livre ” , s’articulait entourée d’une senteur de compote aux pommes, les pages d’écriture, avec une bolognaise, ou encore, l’arithmétique abhorrée, dans les senteurs enivrantes d’un bœuf bourguignon.
J’aimais entendre la voix d’Aline déclamer les textes à haute-voix, racontant les belles histoires courtes et colorées de Vio Martin. Je regardais les fourres de ses livres scolaires, bleutées et plastifiées avec soin, arborant des étiquettes à fleurs éclosant d’harmonieuses rondes formant son propre nom. Tout ceci devenait léger chez Madame Beurret, et lorsque que son cartable de cuir s’ouvrait, j’admirais toutes ces affaires d’écolière fleurant le cuir, colorées, fourmillant de mille dessins épars éclatant de vie!
L’hiver, la grande cuisine arborait un teint encore plus cru, le corridor paraissait noir et sans fond, la porte à vitrage se creusait d’épaisses ténèbres. Le plancher craquait plus fort et dans les étages aux recoins insondables, aux murs fuyants entre des angles dissolus, il semblait qu’une vie autonome prît possession du lieu.
Par les lucarnes ouvertes du grenier, on voyait le velum du ciel, souvent nous attendions de voir si l’azur ou l’ardoise nocturne serait capable de s’engouffrer par l’encadrure.
Aline lisait, une histoire de bateau et de tante retrouvée aux environs d’Ouchy, puis d’une course d’école et de petits pains offerts aux enfants par un boulanger de Romainmôtier. C’étaient ainsi tous les jours ; les envolées d’été en jupe blanches, les magnifiques bras d’ivoire flottant aux vents comme des rubans puis le rire perlé s’égayant aux alentours, tel un lâché de papillons, l’insouciance flottant à mi-parcours, entre le Collège Vinet et la maison biscornue de Madame Beurret.
Parfois, en arrivant plus tôt que prévu, on poussait jusqu’à la digue, au pied de notre royaume ; la colline avec le château des Crêtes. On montait sur les rocailles de la Baye de Clarens et je percevais l’âcre odeur des cheveux d’Aline surchauffés au soleil, la lumière de sa peau m’arrivant d’un souffle, sa bouche toute pleine de délices, sentant le lait et la pomme verte, tandis que nous cherchions des orvets.
Le murmure de l’eau avec ses haillons d’argent nous berçait tout deux. Je lui parfumais la partie lisse des poignets en y froissant des fleurs de sureau, cueillies au passage.
Nous faisions l’année entière chez Madame Beurret. À savourer nos carrés de chocolats fondant sous l’incrustation estivale, ou se figeant l’hiver au bout de la pulpe des doigts avec leurs points d’encre de chine.
Puis un soir, en ne se rappelant plus du tout de l’époque ni comment le malheur survint si brusquement, on vit pour la dernière fois les volets se clore sur la cuisine et les chambres, alors que nous percevions toujours dans la nuit noire, les stries de néons filtrés par les rainures.
Ensuite, c’est la maison entière qui disparut, afin de laisser place à un vilain parking de gravats face au camp de la mort des abattoirs.
Au fond des flaques d’eau, après les pluies d’orage dévolues à l’été, j’espérai souvent que le vieux monde englouti me réapparut, une fois encore, juste l’espace d’un instant.
Mais en vain.
Tout y est éperdument dépravé, enlaidi et révolu.
À Clarens, tout s’est définitivement tu.
La cité s’est urbanisée, telle une suite de containers alignés et superposés les uns sur les autres.
© Luciano Cavallini pour Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «Aline et la maison biscornue» – juillet 2018 – tous droits de reproduction et diffusion réservés