Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 12/03/2015

Ainsi parlait Richard Strauss

Voici le 21ème conte montreusien de l’écrivain Luciano Cavallini:

AINSI PARLAIT RICHARD STRAUSS
Genre : Réalité – Fiction –

Ecrit en suivant à la note près le poème lyrique de Richard Strauss: «Also spracht Zarathoustra», d’après l’œuvre du grand Friedrich Nietzsche.

 La lourdeur du temps baignait la pièce ambrée par les stores baissés jusqu’aux rambardes.
Une chaleur épouvantable montait du lac, et les clameurs de la rue semblaient étouffer sous le coton ambiant de la canicule.
Sur un guéridon, les pots argentés se trouvaient disposés près du lit, miroitant de tous leurs feux, donnant des heurts d’éclairs sur la partition déjà avancée du musicien.
La solitude pesait, il revoyait les champs bleutés par une détrempe d’azur sur son Allemagne natale, les meules de foins tremblantes sous juillet.
Des paysages vallonnés, barrés singulièrement au loin par les franges noirâtres d’une forêt aux ombres indissolubles. Et les larmes coulaient, abondantes, en écrivant, en entendant mourir en lui l’écho d’un chœur profondément enfoui et qu’il fallût déraciner de force.
De temps à autres il se levait, battait la mesure, triomphant, puis la seconde suivante, se laissait choir, abattu sur le grabat.
C’était comme une vie de poitrinaire, qu’on lui imposait, existence de ruine physique et morale.
La nature morte des pierres, des gens, des visages concis, de cette existence morne l’ayant exilé loin de tout, malgré la beauté du lieu, le ramenait boulet au pied heurter les boiseries lustrées du protubérant Montreux-Palace.
Il pouvait parfois élever le regard, en voyant vaguement un château se profiler sous la cape crayeuse des chaleurs estivales.
Les vieux héros semblaient lui faire signe de loin, élever leurs étendards poussiéreux, pour finalement retomber en grappes sur les gorges du Chauderon, méat ombrageux sinuant entre Sonzier, Glion et les Avants.
Des généraux en épaulettes, la poitrine barrée d’un cordon rouge, cette soldatesque austère mangée de moustaches et favoris, des tas d’aides de camp, plantés comme du plomb sur l’échiquier de la mythologique Allemagne en quête d’Hyperborée, et de sa cosmogonie glaciaire.
L’élixir puissant d’une nouvelle race, de l’Aryen pur, sorti flambant neuf de Thulé ou d’Agartha. Qui n’aurait plus ni décadence, ni dégénérescence, et pourrait à lui seul engendrer des symphonies d’accords aussi graves que puissants, aussi grossiers que cristallins, jusqu’à ce que le dernier petit flocon zénithal ne ressemblât plus qu’à la goutte principielle et pure de l’essence divine, vers laquelle le nouveau Weimar serait promu, puis élu, au sommet du podium scalariforme de l’humanité.
Quand cette dernière masse pourrissante, serait enfin retombée sur les charniers froids et obscurs de ses prédécesseurs.

Il avait cru de toutes ses forces en cela, à l’avènement de ce Sur Homme, qui sauverait la vieille race pervertie, qui se débarrasserait d’un vieux sang contaminé et souillé par des influences mortifères, par des nations rampantes.

Il avait érigé haut le phare, vers les théories délirantes de Karl Horbiger, Karl Hausoffer, rêvait encore de ces flambeaux grandiloquents, illuminant les parades, martelant le sol de leurs silhouettes graphiteuses; oui, le vieux monde renaîtrait d’une blancheur imparable, musclé et blond, les yeux emplis de cieux, les mèches luminescentes, retenues comme des éclairs, prêtes à tout détruire et réensemencer sur leurs passages!
Se serait labouré à l’avant, d’une herse impitoyable, une grande charrue détachant les vieilles chairs moribondes, mélangeant sous le soc, les mottes glaireuses de sang et de boues humorales, tel un fumier vivifiant sur lequel serait enfin semée, puis engendrée l’humanité nouvelle!

A chaque coup d’archet, on devait ressentir cette bataille en soi, cette douleur et cette élévation de l’âme se détachant par frictions de son ancienne couche moribonde!
Il fallait une fois pour toutes oser, lever batailles contre ce poussif et pernicieux christianisme crevotant, maladif, larmoyant, fébrile et compatissant!
Celui-là même qui gangréna traîtreusement dans le filin de ses fièvres sourdes, la Puissante Rome des César!

Zarathoustra!
Des envolées lyriques jetées jusqu’aux plafonds de l’Empyrée! Réalisées par des musiciens capables de revivifier la gamme, de passer d’une octave à l’autre sans faiblir!

En sueur, le vieux Maître consolidait sa partition, des notes, des sons, pour bâtir des royaumes d’harmonies, qui devraient tenir en équilibre dans un espace sans fausse note!
Pourtant… Etais-ce trop tard? Il se sentait tellement à bout de souffle.
Le Montreux-Palace renvoyait contre les murs l’écho de ses soupirs, des ses réflexions, des silences envahis de points d’orgue.
Montreux lui aura sûrement permis ce tel degré d’achèvement, au moins.
Oui Montreux, ce joyau de la Riviera, cette belle pierre bleue couronnée par les alpes neigeuses.
Montreux la nouvelle et unique Cité de Zarathoustra!
A Caux, l’automne, les brumes montaient, enveloppant tout, comme un chœur unique épandant sont chant cotonneux sur la Cité et environs.
Alors les dorures disparaissaient, des animaux étranges semblaient émerger avec leurs destriers.
L’odeur épicée du tabac à pipe, les enseignes chamoisées d’une brasserie, des trophées cloués au-dessus des portes, et cette lenteur au violon, ces lacrymosas.
Toute une symbolique des chevaliers teutons, de la force herculéenne du Sur Homme scandée par Nietzsche!
Dieu que tout cela devenait épuisant! Dieu que cela tambourinait sous le crâne, broyait l’âme jusqu’à l’essence, ne laissant rien d’autre qu’un néant sur ce monde éperdu de machinations et puissances destructrices!
La voix caverneuse de Zarastro, les imprécations des Dieux de la nature et des forces blanches, luttant sur le grand damier des dualités!
La vieille maçonnerie se délabrait, n’existait plus, et ce depuis l’assassinat d’Hiram de Tyr!
Le monde Luciférien se chauffait des feux de l’enfer, en produisant des gaz à effets de serre.
Des gaz soufrés sentant le bouc et la corne brûlée.
Il n’y avait plus que l’odeur des branchages corrompus, les haltes chevaleresques bivouaquant lors des missions sacrées, plus de quêtes, plus de gibiers étranges pullulant la nuit sous les étoiles, lorsque le camp veillant au feu, ne voyait des lors que des prunelles jaunâtres scintillant entre ténèbres et mondes rocailleux.
Cette encre semi-liquide, où les pas se perdaient, où la quête en péril n’osait plus avancer ni reculer, avec cette inconstante impression de voir le cortège s’enfouir sous des limons ensorcelés!
Ces cavalcades, ces chevauchées, tous ces rochers entrouverts, aux ravines incertaines, suintant l’haleine des vieux volcans, encadrés de visages griffus, de feux follets!
Mais quelque chose suintait cependant, un vieux d’au moins quatre vies, parcourant le sentier des hommes à la recherche d’un Juste.
Une espèce de juif errant, dont on ne reconnaissait l’origine, qui ne savait en quelle direction harmoniser ses pas.
Les siècles passeraient encore, ceux dont on ne retrouverait trace; alors, encore et toujours, il faudrait tourner en cette idée fixe d’atteindre les sommets d’une Terre promise.
Conquise entre deux nations en balance sur le fil du glaive.
Comme la folie, manège entraînant les psychés détraquées s’anéantir autour du corps.
Alors c’était toujours lui le générateur de la Faute, du Péché originel. Qui n’avait de cesse d’allumer le feu de Prométhée et le bûcher des puissants!
Des cuivres, plus de cuivres! Ceux de la soldatesque poilue aux boucliers puissants, mais s’écrasant comme du carton pâte face aux éléments déchaînés!
Seigneur! Il y avait tant d’abîmes! Tant de fossés que ne pouvait combler la vieille humanité accrochée à pic contre les rebords du monde! L’arrête des continents!
Ceux qui pensaient pouvoir s’agripper encore à l’ancienne roche, se sentaient dévisser en des crevasses sombres, telle la blancheur pénétrante d’un glacier, engloutissant tout un champs de moraine humaine. 

Le vieil homme lâcha son crayon.
Cet Opus symphonique serait son dernier accord.
Avec le troisième des quatre derniers Lieder. 
Accord unique avec lui-même, ses convictions, mais en tous les cas jamais avec ceux de ses contemporains faibles, pervertis et décadents.

A seize heures le service d’étage passait distribuer le thé.
Sous les tentures dorées la poussière de l’après-midi montreusien se mêlait au breuvage, lui donnant un teint de miel, avant que le lait en vienne à le recouvrir par sa voluptueuse cape brunâtre.
Lorsqu’il plongea la cuiller argentée dans celui-ci, les petits tourbillons luminescents folâtraient entre la surface du liquide et la quiétude reformée sur la cloque de l’ustensile.
Le monde éclairé différemment par le soleil du jour, pouvait paraître beau, voire contemplatif.
Tout se passait sous cette lumière, plus vive, plus pimentée, selon les coins du globe où l’on se trouvait.
Mais absolument tout ce qui parvenait de bon ou mauvais, provenait de ces endroits entre aubes et crépuscules, oignant les actions de l’homme sans qu’il ne s’en rendit absolument compte!
Asservi selon habitude, en son état d’endormissement perpétuel.
Alors, lui, le grand musicien, à l’apogée de ses poèmes symphoniques, se voulait originaire de ces ors et cors cuivrés, ceux baignant les zéniths de Vienne ou Budapest!
Le cœur lui manquait.

Il avait un jour commis cette erreur imparable de serrer la fausse main.
Le démon l’avait pris, sans qu’il ne s’en aperçu, sous sa tentaculaire toile de nuits sanguinaires.
Alliés aux démons, ses chœurs d’anges pouvaient bien chanter, mais il n’en sortirait désormais plus qu’un faible ahanement, une voix usée sous les malédictions lancées par des contemporains blessés dans leurs chairs.
L’Allemagne crucifiée par le fer, le feu et l’acier, par les froidures de Dachau et Treblinka, les rayés en costumes s’amoncelant par wagons entiers aux pieds des Libérateurs, ne faisaient plus poids, même au-devant d’une simple partition de papier.
Il fallait bien plus qu’un poème symphonique, plus qu’un orchestre virtuose, pour en cette période-là, effacer les blasphèmes, les cris, et les agonies en chambres à gaz.
Aussi puissante fût-elle, la virilité Nietzschéenne!

L’ange de la mort était passé, il avait à peine attiédi le front du vieux musicien.
La nuit des torches s’en était emparée d’autres, glissant impitoyablement sur les ténébreux uniformes, piétinant les pavés aux pas de l’oie, dans les éclats de cristaux, ou passés à l’arme blanche, en même temps que le grand dégorgement des porcs.

Pause.
Fin du dernier acte.
La fatigue venait.
Il resterait à remonter, monter encore, arpenter la coupole des cieux, dont le centre est partout et l’axe vivifiant en chaque homme.
Ressentir la fine pointe de cristal, aiguiser la dernière corde du violon, comme l’enfance d’un ange naissant au milieu d’un cantique aux paginations immaculées.
Puis un filet, celui de la source suintant à peine du puissant rocher, une toute petite larme au cœur graniteux, la rosée stellaire sur la poche Divine.
Ainsi parlait Strauss Richard, tournant le dos à ces démons de papier, accoudé pitoyable à la rambarde donnant sur le crépuscule lacustre, saignant face au Montreux-Palace.

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE) © Luciano Cavallini, novembre 2014, Terreurs et angoisses de Montreux. «Ainsi parlait Richard Strauss» – Tous droits de reproduction réservés.