Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 24/07/2017

Les aigles foudroyés du Grammont

Voici le 121ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Sur la tragédie de Saint-Gingolph.

 

Les aigles foudroyés du Grammont

Genre : Récit historique

 

À la mémoire du pilote officier anglais Horace Badge, 20 ans, tombé pour la liberté de tous.

Lancaster Mk.I, ED.412, code EM°Q, 207 Squadron

Pilot: P/O Horace Badge 

Flight Engineer: Sgt Robert Wood 

Navigator: F/Lt Arthur Jeeps  †

Bomb Aimer: Sgt Arthur Wright 

Wireless Oprtr: Sgt Edward Higgins 

Mid-upper Gunner: Sgt James Spence 

Rear Gunner: F/Sgt Ronald Brett 

À Douglas Shofield vétéran pilote d’un Lancaster DR

À Brian Pattison, président de la section suisse RAF 

 

Il y a une pénombre violette dans tout l’appartement. Les fenêtres geignent sous la tourmente. De gros rideaux sont tirés, on ne voit au dehors que par les interstices scintillants des veilleuses.

 

Il ne faut pas trop s’avancer vers le balcon, ne pas même montrer sa face, la plaine doit demeurer escamotée, car au-dessus des têtes passent les flottes de la Luftwaffe. Elles passent comme des croix noires entre les nuages, des espèces d’épées vrombissantes que l’on perçoit tels des essaims se faufilant entre les limbes d’espace.

 

Il ne faut pas bouger, on reste debout, transi d’angoisse autour de la table du salon. On n’a même plus envie de déglutir le fardeau d’une tranche de pain aux pommes de terre.

 

Chacun s’observe, yeux écarquillés comme des soucoupes.

 

Dans le recoin du salon, à flanc de fenêtre ouest, le trèfle de la TSF reverdit au centre du poste. Sur Sottens on écoute les nouvelles de la Confédération.

 

L’obscurcissement empoisonne les soirées, les nuits, une chape d’épaisses ténèbres s’est rabattue sur toute l’Europe dont même la Suisse reçoit les fanges frontalières.

 

Je regarde père et mère, roidis telle de la cire au-dessus des dossiers de chaises.

 

Personne n’avait envie de se laisser tomber sur le canapé, pas ce soir-là, il faisait bien trop lourd et bien trop chaud. D’ailleurs on n’en voyait à peine le fond troublé par un désordre de coussins.

 

Dans la crédence luisait l’argenterie, les théières et cafetières de chez Béard. Parfois la vitre renfermant ces trésors frémissait légèrement, on ne savait trop pourquoi.

 

On reste juste terré derrière des millimètres de verre et de rideaux confectionnés pour l’occasion. Car il faut le savoir, la Sécurité Civile passait le lendemain-même si par hasard lors de sa tournée assermentée d’agents officiels ou par quelque autre dénonciation, on avait vu s’échapper un rais traître de clarté.

 

L’assiette européenne croulait sous la noirceur, l’acier et le feu des bombes. La bordure helvétique ne devait subir aucune brèche, aucun dommage. Sauf pour certains juifs et conscrits politiques qu’on laissait passer à dessein, entre deux wagons de marchandises traversant le territoire, geignant la mort sous leurs essieux.

 

Il faisait lourd. On sentait la pesanteur de tout ce taffetas protecteur encombrer l’atmosphère. Seule la pendule du salon hachait le temps, avec le coucou du corridor battant le contre-rythme.

 

On entendait sonner minuit.

On entendait rien d’autre, à part sonner minuit.

On passe vaille que vaille du 12 au 13 juillet 1943.

On le sent, dehors ça cogne, on sait qu’on ne voit même plus la nuit, que les nuages planent encore plus bas que la chasse aérienne.

Quelque chose d’hostile s’encastrait entre trois atmosphères: celle des ténèbres compressées contre les vitrages, celles plus épaisses du salon, saturées d’expirations humides et caniculaires engrangées depuis une semaine, celles surtout de la tension à vif meulant chaque flagelle nerveuse.

 

Il se mit à tomber des trombes. On entendait les gouttes claquer sur les toits environnants. Les gouttières vomissaient, on aurait dit des reptiles crachant leur fiel, bouches béantes. On voyait celle des Blanc sur le dernier balcon, juste sous le volant à peine entrouvert des frises du rideau. Ça rebondissait comme des clous rechignant à pénétrer le cuivre.

 

L’obscurcissement fut zébré d’éclairs, nous étions tous soudainement blanchis à la chaux. La chambre était prise sous leurs assauts stroboscopiques, de tout un tintamarre convulsant les entrailles.

 

Puis une autre rumeur, d’abord peu apparente, ensuite s’amplifiant de plus en plus.

De gros insectes passant à basse altitude, tout un vrombissement discontinu de soutes brassant la purée de pois.

 

On avait su par la suite qu’il s’agissait d’une escadrille de 297 avions de la Royal air Force partis bombarder les fabriques d’armement sur Turin. L’ordre était donné de passer par le Jura français en effectuant un virage à 80 degrés sur le lac d’Annecy. Hors ce n’était pas le lac d’Annecy, mais le Léman sur lequel la flotte rugissait.

Avec la pluie et les nuages rendus aussi visqueux que la boue terrestre, le Ciel d’Annecy se confondait à celui de Clarens.

Fatale erreur…

 

Au même moment une offensive très grave se déroulait côté Saint-Gingolph, que l’on voyait incendiée sous les assauts de l’Allemagne nazie. Nous, gens de Clarens, ne pouvions que réaliser notre impuissance face à toutes ces exactions.

 

On ne supportait plus les boches, ni d’entendre parler cette langue, ni de tout ce qui s’y rapportait. On était élevé comme ça, dans la haine du teuton et de l’abomination de cette chienlit. Ils avaient par trois fois emmerdé le monde: Sedan en 1870, la sale guerre de 14-18 et celle de 39.

 

On ne savait guère quand tout cela s’arrêterait. Le pire étant le comportement de la charogne aux alentours, cette mentalité campagnarde bornée gardant vaches, fromages, lait bien en retrait des granges, pour être sûr de ne manquer de quoi que ce soit. Mais malgré tout, les familles poussaient déjà de travers comme de mauvais fruits, sous l’atavisme de l’alcoolisme allant bon train et donnant naissance à des faciès ossifiés jusqu’au noyau du crâne.

Les continuelles poires assoiffées s’emplissaient entre elles, ne se mélangeant jamais et donnant un sang corrompu, une vision aussi étriquée que les gorges du Chaudron, des rejetons biscornus aux fontanelles stériles.

 

La foudre tombait, suivie par un rugissement de réacteurs.

La foudre, on pensait bien qu’elle allait frapper: il faisait vraiment trop lourd, elle frappait donc.

On retient son souffle, on sait que dans ce mucus pluvieux, entre ces nues glaireuses, on savait la grande menace devant se produire indubitablement à nos paliers et cela survint quand à plat ventre au sol, sous la table, on vit tous les carreaux des fenêtres voler en éclats, puis comme si les nues se transformaient en lave, la Haute-Savoie explosant d’un coup, embrasant tout; oui on voyait contre son gré, comme en plein jour qu’il se passait une tragédie derrière la boue laiteuse.

 

Un avion percutait le Grammont culminant à 2172 mètres au-dessus de la mer. Mais l’impact avait lieu à 900 mètres, à hauteur d’yeux. Dans la tourmente on ne distinguait plus ni horizon, ni espace; ce n’était pas le lac d’Annecy, c’était bien le Léman et ses montagnes barrant la nuit elle-même encerclée par la guerre.

 

Les bombes transportées éclataient à leur tour, toute la Riviera était debout, éveillée en sursaut, les yeux hagards, avec au centre de la bouche le cri silencieux de l’horreur et de la stupéfaction.

Le vacarme retentit jusqu’à Genève.

 

L’impact creusait un immense cratère, tandis qu’instantanément le triangle de Novel devint une masse incandescente.

Au Bouveret, 200 mètres carrés de forêt étaient anéantis d’un coup.

Une chaleur intense vitrifiait les lieux, il était impossible de s’en approcher, les bombes continuaient d’exploser.

 

À l’Hôtel des Trois couronnes de Vevey, l’Aga-Khan s’éveillait en sursaut; ses trois fenêtres éclataient non sans danger, tandis qu’à l’Hôtel Bellevue, au Montreux-Palace et à l’Hôtel Eden, miroirs et carreaux se volatilisaient, reflets y compris…

 

Il y avait, cette nuit du 12 au 13 juillet, 297 avions partis en missions sur Turin. 31 disparurent, 13 retournaient à leurs bases, sans jamais avoir atteint la ville.

 

Au Grammont, gisaient les restes du Lancaster ED, commandé par le pilote officier Horace Badge, 20 ans et son équipage se composant de 6 hommes.

 

Les vitres du dressoir avaient cédé. La vaisselle jonchait le sol. Il n’y avait plus que des rideaux bataillant sous la tourmente, se mélangeant aux halos puissants de l’incendie, du crachin pénétrant furieusement sur le tapis, le ruissellement du balcon, le chéneau des Blanc vociférant ses flots rageurs. Puis d’autres explosions continuant sans cesse vers Saint-Gingolph France, martyrisée sous les feux et les exécutions sommaires du pont de la Morge.

 

Puis ceux d’en haut, censés voler près des anges, et abattus par les foudres du nazisme.

La tempête avait beau rager de plus en plus belle, elle ne pouvait rivaliser contre ce feu tombé du ciel, plus fort que la foudre elle-même. Mars et Jupiter bataillaient sans merci, mais ne pouvaient venir à bout de la force, de la bravoure et de la ténacité de ces jeunes de vingt ans, morts pour notre liberté.

 

Pendant que sur les hauts, à Chernex, on suçait les tonneaux, qu’on gardait jalousement ses boilles de lait devenues denrées rares et dont on avait surpris le laitier Coq-Coq en train de le couper avec sa propre pisse, tout en le vendant au même tarif.

 

On rongeait ses couennes en cachette, bien à l’abri du besoin, épiant son voisin.

Une sale engeance continuait de se bourrer la panse, tout en revendant son buffet au marché noir, de l’autre côté, on faisait comme on pouvait, fallait bien survivre un peu.

 

Un bien drôle de crépuscule composé de flammes venait en retour de nuit. L’orage faisait feu, l’orage sur la Suisse continuait de n’être pétri que de météo.

Tout le halo de la bataille nimbait les berges de la Riviera.

L’érubescence transparaissait derrière une trouée de brume.

Une grotte sidérale béant sur un néant.

 

On savait désormais que le temps-météo, et le temps-durée, s’ouvraient tel un rideau de scène sur un nouveau décor, un autre fragment d’existence s’en venant après avoir dû tout détruire au passage et ne rien laisser sous les cendres des anciennes ruines, civiles et morales.

 

Depuis que le Lancaster 13 ED fut foudroyé avec à son bord 6 aiglons combattant pour notre liberté.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & MyMontreux.ch – Contes fantasmagoriques de Montreux – «Les aigles foudroyés du Grammont», juin 2017 – Tous droits de reproduction réservés.