La cave au teint cave
Voici le 176ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Peurs d’enfance dans les caves…
La cave au teint cave
Récit d’enfance et inquiétude.
À mes grands parents, à mon amie à vie.
Dès qu’on ouvrait la porte d’entrée, en actionnant cette poignée aux galbes finement dorés, on sentait immédiatement une odeur de carrelage nous envahir le corps. Certes, elle était bien lourde cette porte, pour un enfant, d’ailleurs ce n’était pas pour rien. Fiché sur le haut, tel un compteur à gaz, il y avait ce gros ” Yale “ ventru avec des vis épaisses fichées dans le bois et s’articulant au moyen d’un pilon qui aurait pu facilement vous broyer la main.
En levant le nez, on surprenait le globe du plafonnier, nanti d’une immaculée blancheur à forme octogonale. Même éteint, il ne pouvait s’empêcher de reluire dans la pénombre du rez-de-chaussée.
On aimait demeurer un instant sur le seuil transi de quiétude, ouvrir les casiers en bois des locataires, car ils avaient tous leurs odeurs particulières, oscillant entre celles du pain frais et le vieux bouchon de liège. Ensuite, on regardait avec admiration ces carreaux vernissés contre les murs, semblant s’embraser de flammèches multicolores.
Parfois, on y croisait Angélina ou la mère Ruffieux, les deux femmes de ménage ne besognant pas sur le même étage ; l’une avait les cheveux cendrés, surmontés d’un plantureux chignon ainsi que des lunettes aussi opaques que des culs de bouteille ; l’autre possédait une tignasse noire dont les mèches s’écoulaient sur une robe souillée d’éclaboussures. Entre elles, c’était plutôt la guerre, elles se toisaient férocement lorsque le hasard voulait qu’elles se rencontrassent ; la concurrence était plutôt rude ; on entendait souvent leurs voix aigrelettes vociférer en échos dans la cage d’escalier, lorsque par temps d’orage elles se crêpaient la fourrure ou entrechoquaient leurs balais de riz contre les plinthes. Peine perdue ! Ces marches resteraient de toutes façons mouchetées de point noirs, quoi que l’on fît, comme autant de pétéchies sur un visage ingrat.
Cependant, en ce jour terrible, nous avions d’autres préoccupations en têtes ; nous allions Aline et moi, explorer les entrailles de la terre. Vers l’endroit ou le sol externe, semblait déjà s’infiltrer par la fenêtre Est du couloir. Nous devions pour cela pousser une porte beaucoup plus puissante que celle dont nous venons de parler, une stèle émettant un sourd grondement lorsqu’elle roulait entre son rail.
Bigre, on devait s’habituer un instant à l’obscurité, qu’on s’empressait de dissoudre en tournant le commutateur de porcelaine ! On aimait bien la faïence de l’abat-jour, liseré de bleu, bordant le pourtour de ce qui à nos yeux semblait un gros gibus.
Avouons-le franchement, même sous peine de paraître capon ; tout paraissait lugubre et hostile dans ces tréfonds ! Le couloir interminable, avec à mi-parcours, cet amas de ténèbres protubérants. On ne savait pas si c’était souillé par les arrivages rémanents de fuel ou de charbon, ou si c’était vraiment une noirceur naturelle qui suintait partout des murs et du plafond. Ou peut-être les deux à la fois, qui sait ? Toujours est-il que nous nous trouvions pile devant l’antre du vampire, du concierge de la maison, le malfaisant père Ébirdet dont on ne voyait paraître dans l’obscurité que le crâne albinos et conique flottant à mi-hauteur.
Nous sentions des gouttes de peau frissonner sur la chair, le scalp se figeait d’un fluide glacial et nos jambes flageolantes semblaient soudainement s’enraciner dans le terrassement du sol. Nous ne pouvions ni avancer ni plus reculer d’un iota, également englué dans l’humidité suintant des tuyaux, ces veines caves inférieures parcourant le couloir et lugubrement pansées d’oripeaux. Nous étions figés, impossible de remuer quoi que ce soit, pourtant, nous le devions, nous souhaitions que la porte de la buanderie demeurât entrouverte, sinon… Sinon Ébirdet nous attraperait, il nous obligerait à patauger dans cette obscurité houilleuse, nous entraînerait par le col ou les oreilles jusque dans la chaufferie, où il y avait des rats et suffisamment de place pour y rôtir des centaines de gamins à la fois ! On racontait même qu’un ouvrier s’était déjà laissé piégé à l’intérieur, en la nettoyant, et que le brûleur… Le brûleur avait démarré sans crier gare. Erreur de manoeuvre disait-on… On avait bien sûr plus rien retrouvé du bonhomme !Puis il y a la soute aussi. La soute à charbon. On y mettait les mômes désobéissants comme nous, mariner à journée entière. On n’y voyait pas goutte. C’était donc bien de cela qu’il s’agissait, nous devrions voguer dans les fluides noirâtres de toutes ces émanations carbonisées, ces âmes damnées, avec le monstre Ébirdet et sa femme, apparaissant tout d’un coup derrière ses épaules, échevelée, la lèvre supérieure cloutée d’une verrue depuis longtemps calcifiée.
Les deux ensembles s’appropriaient l’espace, ces antres intestines aux transits nauséabonds. Oui, eux ; quittant leur sinistre canapé surmontés d’accoudoirs louvoyant comme des reptiles.
Elle, la mère Ébirdet, croustillante du squelette comme les chaises d’osier sur laquelle elle était parfois prostrée, avec ses lunettes pleines à raz bords d’yeux malveillants.
Le vrombissement de la citerne repartait de plus belle, un ronflement sourd, tandis que chez elle, chez ce couple de démons, les tentures orangées nimbaient leurs vieux guéridons saupoudrés de broderies et photos épinglées contre les murs.
Tandis que chez eux, au fond des bassines de cuivre, dans la cuisine blanchie par la chaux des matinées, mijotait un brouet d’ortie. C’était à ce qu’on disait très bon pour les rhumatismes. Le calcaire articulaire. Les épaules angulaires et douloureuses, les mains jaunies comme de la pisse nicotineuse agglomérée en grappe sur les jointures.
Il faudrait au moins pouvoir se réfugier dans la cave de grand-père, il y a un aigle empaillé sur le haut des tablars, il nous protégerait. La chair des enfants ne résisterait pas aux Ébirdet. Les enfants ne doivent même pas circuler autour du bâtiment, ni produire un quelconque vacarme aux alentours des ” Brayères.”. Ils doivent se taire terrer, ou rouler en caisse à savon sur la route, sur la route qui tue, sur la route alliée des Ébirdet qui chassent à courre les gamins en les envoyant bouler sur les pavés de l’enfer, sous le tunnel des abattoirs, entre les toilettes publiques et l’agonie des animaux.
Les Ébirdets sont alliés aux monstres sanguinaires de l’usine à trépas.
Des agneaux.
Mémé Ébirdet, c’était la veuve noire des couloirs.
Pépé Ébirdet, le vampire des soupirs.
À eux deux, ils fomentaient tous les maux, les soupirs des soupiraux.
Ils émergeaient des matrices monstrueuses de la roche souterraine, alliés de Vulcain et Charron.
On entendait chuinter les vannes, puis l’essoreuse en cuivre qui ressemblait à un chaudron. On l’actionnait à l’aide d’un robinet éclos en corolle, aux gracieux pourtours cyans qui envoyait l’eau mugir à grande pression contre des pales. La bassine prenait un élan inquiétant, allant jusqu’à marcher d’une folle allure, si vite, qu’on croyait qu’elle était immobile lorsqu’on observait fonctionner le fond à vide, chaque fois que l’occasion s’en présentait. Ça pouvait vous arracher un bras, ou carrément engloutir une enfant comme la petite Cachelin ! Il ne serait rien resté d’elle en ce vortex, qu’un tout petit bout de lambeaux asséché. Ça mugissait d’un air lugubre ces bassines-là, surtout quand Cheseaux le mari de la vieille Hélène, ricanant de manière répétées et compulsives, les démarrait en même temps, aux deux extrémités du corridor.
Alors, comme sur un grand Styx traversant les égouts d’un enfer monstrueux, en prenant nos élans, nous courrions d’un bout à l’autre du couloir, percevant aux passages toutes ces membranes nauséabondes nous happant le corps, car nous filions à vive allure, sans discontinuer, pour nous prouver que nous étions courageux face à ces deux échalas échancrés grinçant sur leurs quilles, ne parvenant jamais à nous attraper, si ce n’était en échos depuis le fond de leur caverne.
Nous pourrions remonter à l’air libre, cette fois-ci encore, en héros, le teint cave, emplis de miasmes lentement digérés par la clarté du dehors, afin d’assister sous les balcons du jardin, au grand festin des fourmilions. (1)
© Luciano Cavallini pour Mymontreux.ch, “Contes fantasmagoriques de Montreux”, “La cave au teint cave”, avril 2018- tout droit de reproduction réservé.