La petite fileuse de la rue du port
Voici le 165ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il évoque ici la triste et maladive enfance des fileuses à la Rue du Port à Clarens.
La petite fileuse de la rue du port
Récit librement adapté de faits réels.
À ma grand-mère Nelly Burdet Diserens.
Je me rappelle encore de la belle Harriette étendue sur son lit d’hôpital. Un petit lit-cage tout blanc, avec la poignée de bakélite noirâtre flottant en bout de potence.
Puis ce faciès ovoïde, ces longues tresses auburn se déroulant sur une chemise de nuit lustrée jusqu’à la peau.
Par la fenêtre s’épandait l’émeraude foisonnante des vignes, ruisselant en douceur jusqu’au lac; mais la clarté nimbait seulement, sans ne plus apporter aucune ouverture au chevet de la malade.
C’était arrivé dans l’atelier de la Rue du Port. Avec ces hivers crus, remplis de courants d’air s’infiltrant sous le pas des portes. On avait beau filer à journées entières collé sur le rouet, les linges de corps s’émaciaient, on n’avait pas de quoi ravauder les trous des maillots et encore moins le luxe d’acquérir de nouvelles pièces.
Plus on filait, plus on se détricotait le corps, jusqu’à apercevoir un cœur tout sec filtrant à travers les mailles.
Harriette savait de quoi il en retournait, après avoir constitué les écheveaux de plusieurs cheptels en stabulations dans les alpages de Jaman et alentours! Quant aux épouses des bergers, elles avaient certainement dû une fois ou l’autre, acquérir quelques pelotes ouvragées par les mains mêmes de la jeune fille.
L’atelier des fileuses se trouvait de plain-pied. Un épais dallage en composait le fond avec des espèces de fenêtres ressemblant plus à des meurtrières qu’à une quelconque ouverture donnant vers l’extérieur. La bise gémissait entre leurs meneaux disjoints, les doigts crevassaient aux extrémités des mitaines. On avait beau en enfiler trois ou quatre paires de suite les unes par-dessus les autres, rien n’y changeait: une crudité tenace vous perçait jusqu’à l’os.
Chacune graillonnait dans son coin ou expectorait à la dérobée dans des mouchoirs ne tardant pas à s’empourprer. Alors que les rayons salissants du soleil tentaient de racoler les échines, l’ensemble de l’espace demeurait à peine éclairé ou alors d’une méchante pénombre plusieurs fois concassée de crasses indélébiles.
De jour en jour, on vit les diaphyses d’une ossature friable transpercer ce pauvre petit corps parcheminé. Harriette tenait avec les nerfs, elle ne devenait plus qu’une mince lanière de cuir bataillée de quintes, se roidissant sous les multiples convulsions manquant à chaque fois de la casser en deux.
Puis survinrent les fièvres, l’étuve des moiteurs, l’odeur aigre de la maladie suintant ses vinaigres et cherchant coûte que coûte à éroder les vivants.
Sa plus grande sœur, Lilly, tentait d’étouffer la mort, lorsque la nuit, et ce malgré plusieurs couches d’édredons superposés, elle se collait contre le corps transi de miasmes et de fièvres, que pourtant rien ni aucune attention ne parvenait à ragaillardir.
Lilly, par vocation, supporterait encore de voir cette sœur moribonde se battre chair contre os pour survivre, s’il n’y avait eu en plus le frère, cette espèce de chose simiesque tétanisée de haut mal, convulsant à tout bout de champ et qu’il fallait traîner à l’école coûte que coûte afin que quelqu’un puisse au moins s’y connaître un minimum en écriture.
On s’instruisait comme on pouvait, à la va-vite, avec une heure de retard à l’appel général et en finissant deux heures en avance sur la cloche, afin d’aller confectionner le brouet noir du soir.
Lilly avait la hargne et la colère.
Contre la dégénérescence, la pauvreté, la violence et ses tares s’écoulant toutes de la bouteille.
Contre les femmes, passant toujours au second plan, qu’on utilisait pour les gros labeurs ou comme boucliers contre les coups durs.
Harriette raclait méchamment. Dés fois, afin de ne pas l’abandonner seule en devant vaquer à d’autres tâches domestiques, Lilly emportait sa soeur avec elle, enrobée dans plusieurs carrés de lin.
C’était pitié que de voir ces longs cheveux fuir d’un chiffon mal fagoté, puis ensuite d’avoir à deviner le reste du corps totalement désarticulé entre les plis de ce sindon.
Alors, elles se retrouvaient toutes deux vers la lessiveuse, dans le gras de la buanderie, souillant les vitres de vapeurs javellisées. On mettait un peu plus de produits en laissant cuire le linge longuement, en espérant anéantir un maximum de l’infection.
La javel attaquait les bronches et rongeait la peau; on suffoquait mais, au moins, il faisait un peu plus chaud que dans la cour ou la cuisine privée de chandelles.
Pendant que le frère bêlait contre le tuyau du poêle, ne sentant aucune différence, qu’il fût brûlant ou glacé, se promenant en gros chandail de laine sous les canicules comme sous le gel, Lilly le fixait à l’aide d’une courroie contre le pied de la lessiveuse, avec Harriette déposée à côté sur un banc, sanglée elle aussi, car il fallait qu’elle traçât à toute vitesse sur Clarens, par les Bottiers et les Châbles.
Mieux valait cette tiédeur humide pour tout deux, que le froid glacial des draps baignés de miasmes.
Lilly avait pris en charge les enfants illégitimes du frère, dont on disait qu’ils devaient être “les fils du facteur”.
Prendre en charge, ça consistait à s’occuper entièrement d’un deuxième foyer entre Clarens et Chernex.
La femme ne pouvait jamais émerger de sa condition d’asservie, toujours contrainte à l’esclavage domestique débouchant plein fouet contre cette prostitution autorisée qu’était le mariage. Se lever avant l’aube, servir asservie, remplir les assiettes des besogneux, grignoter en bout de table, prête à bondir vers la soupière, autrement dit ne jamais demeurer assise longtemps au milieu du cheptel, car il y en avait toujours un qui tirait sa gueule béante afin qu’on l’y fourrât sa pitance. On était tous dans le potage, on vivait constamment entouré d’une boue s’immisçant partout, noircissant peaux et chasubles, la vue rognée de coins crasseux avec, en fond de confinement, l’odeur de la disette.
Que cela soit pendant les trajets d’allers-retours, entre deux corvées, on prenait ses cahiers avec soi, histoire de voler l’instruction sur laquelle les autres avaient droit ou loisir de s’y asseoir. Les familles de la haute de Chernex. Les Dubreux, Bretseux, Mounier, ceux qui pouvaient mouiller les patates avec du beurre et du lait, pas seulement les dimanches et les fêtes. Ceux qui faisaient boucherie en cachette, tous ces bons croyants atrabilaires qui, de leurs doigts rancis et moites posés sur les psaumes, tentaient de déchiffrer bourrés de tics, les lourds versets bibliques.
Chacun renâclait, grattait sa casserole chez soi afin de retirer le moindre petit morceau de greubon qu’on grignoterait en suisse, bien planqué, à l’abri des autres rapaces.
La petite fileuse de la Rue du Port alla de plus en plus mal. Lilly avait beau coucher contre elle toutes les nuits, elle fuyait de plus en plus avec les gouttes grasses des fièvres souillant les draps.
Il fallait laver et bouillir tous les jours, encore et encore, laver et bouillir.
Après des mois d’une lutte acharnée à l’Hôpital de Mottex, on la retrouva au matin, comme un petit morceau de chair rabougri et roide, les mains anguleuses fichées au-dessus des couvertures et ses grands yeux noirs extatiques fixant le plafond, un rictus sur les lèvres.
Sur la prairie voisine, direction Chailly-Village, on entendait le tintement des moutons broutant les prés à loisir, soufflant de leurs naseaux sur les premières feuilles de vigne s’offrant entre les clôtures.
Toute cette laine bien vivante filait entre les mains d’Harriette, obliquant vers Béranges et la Tour-de-Peilz.
Il ne restait plus qu’un petit agneau immaculé, lorgnant le grand hôpital plongé dans un silence troublant, alors que les clameurs de la plaine, avec les vapeurs du lac, jetaient un voile pudique contre le soleil en deuil.
Je ne comprends toujours pas pourquoi grand-mère n’a jamais attrapé la tuberculose, en dormant ainsi toutes les nuits dans le même lit qu’une sœur rongée par cette terrible maladie.
Une grâce accordée à ceux envoyés d’Enhaut, qui encaissent sans rien dire toutes les misères du monde sur les épaules?
Qui donc pourrait l’affirmer?
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) & Mymontreux.ch, «Contes fantasmagoriques de Montreux», «La petite fileuse de la Rue du Port» – juin 2018 – touts droits de reproduction et diffusion réservés.