Les Rois
Voici le 113ème conte fantasmagorique de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Ça se passe dans les Hauts, le jour de l’Epiphanie… Avec tendresse.
Les Rois
Il y avait encore quelques bougies au chalet et dans la belle nuit blanche du matin; Montreux s’enfouissait sous la neige. Grand-père était parti, quant aux gamins du village ils dormaient encore, sans savoir que les Rois arrivaient auprès de l’enfant Jésus.
Grand-père, avec les aïeux de Glion, sablaient les petites allées solitaires du village, celles que personne n’emprunte plus et qui fleurent bon les secrets d’antan, les murmures que l’on n’écoute plus.
Sylvie adorait ce moment-là, l’instant où Noël disparaissait sous les manteaux neigeux avec la venue des promesses de l’an nouveau. Mais il fallait fuir le bruit, regarder la plaine se combler de nues, Sonzier apparaître à l’arrière des vieilles cheminées d’ardoise. On les voyait se mélanger aux fumerolles environnantes et toute cette moiteur, au bois mêlée, donnait à Glion les saveurs âcres bûcheronnées la veille.
Grand père semait le sable et le sel, car il ne fêtait pas la naissance du Christ le vingt-cinq décembre, mais la nuit des Rois. C’est à cet instant-là que les offrandes s’accomplissaient en même temps que la prophétie.
Il fallait pour l’occasion forer un chemin de neige, façonner les bancs de chaque côté afin de pouvoir circuler jusqu’à l’orée de la forêt, vers cette clairière isolée où grand-père, tout seul, avec la seule aide de ses mains, disposait tous les personnages sculptés représentant la Nativité. Un travail gigantesque exécuté la nuit, à la chandelle et au ciseau. Il raclait la neige en direction de Valmont, en passant par l’arrière, pendant que Sylvie, bien à l’abri encore entre le bois et les carreaux givrés, surveillait le thé aux épices, disposait ses personnages de vieux chiffons, représentant eux aussi, à l’échelle d’une enfant, le Royaume venu d’en haut et tenant à peine sous le feu d’une bougie.
Grand-père disait que les Rois avaient accompli un énorme chemin, fixant le point mouvant d’un astre qui de tout là-haut bleuissait l’espace et l’or des dunes. Montés sur leurs dromadaires, circulant aux sommets de ces créneaux instables, sous la voute stellaire, ils accomplissaient ce périple magique sous le phosphore étoilé d’un ciel avenant. Les moussons terrestres seraient bonnes, les lactescences ruisselant tout au long du voyage portaient déjà le lait nourricier, dont les sources se trouvaient bien aux confins du regard des hommes. Même des initiés mages.
Alors la petite esseulée, loin des camarades bruyants et des préaux d’écoles criards, la petite Sylvie créait son univers de conte, pliant un vieux morceau de carton en guise d’étable, utilisant des vieux bouts de bois consumés dans l’âtre afin de constituer les personnages bibliques. Elle s’imaginait ces contrées lointaines, là où les horizons de sa chambrette et du champ se trouvant devant le chalet n’avaient plus cours. Des alentours bien différents que ceux se cognant à sa porte. Comme elle était solitaire, elle connaissait les territoires internes de ce royaume mieux que l’environnement criard des humains ne vaquant que dans les poussières de la domesticité.
Grand-père besognait aux sentes, de six heures du soir jusqu’à minuit avec ses vieux copains; et s’ils ne se mouvaient bien en rythme, avec leurs lames en mains, on aurait pu facilement les prendre pour des vieux troncs biscornus s’agitant dans la tourmente.
Sylvie se frottait les mains, la maisonnée flambait de clartés blanches, car la neige – fraîchement répandue – lissait partout un voile claire sur l’ébène nocturne. Même les ombres se dissolvaient en vagues apartés rassurants, même les angles les plus profonds de la bâtisse devenaient des ventres rassurants, des alcôves tièdes en lesquelles il faisait bon se lover.
Le temps passait, et le beau dimanche blanc étalait ses hectares de clarté dans la nuit qui avançait, elle aussi, à grands pas.
Tout près de l’âtre, la crèche de carton reluisait d’un or que seule la petite savait prendre où il le fallait. Le thé aux épices s’était fait avec les derniers tisons du mois, les branches de sapin infusaient dans le chaudron avec de la résine, de la menthe séchée et des pommes d’api qu’on utilisait habituellement pour les départ de feu.
Grand-père l’avait promis, cette nuit serait la vraie et la bonne, on tournerait définitivement le dos aux grisailles, pour rejoindre la grande clairière immaculée, bordée de tous les cierges restants qu’on avait pu encore dégotter dans la remise. Grand-père ne comptait que sur lui seul pour cette nuit-là; l’année commençait différente et s’en irait bien au-delà des espérances humaines.
Ce n’était pas la neige qui s’écartait devant sa lame, ce n’était pas un chenal enneigé qui s’ouvrait devant lui, c’était déjà ailleurs: des champs célestes qui se soulevaient, centimètre par centimètre, rehaussant les pas sous les flocons qui s’entassaient. Le terrain montait aux cieux, les cieux s’épandaient sur l’aïeul et il pourrait, avec sa petite fille, profiter de cette balancelle pour rejoindre le Glion d’en-bas aux prairies du haut.
Refroidi jusqu’au os et tapant les chaussures contre le pas de porte, il s’émerveilla un instant devant la petite crèche de Sylvie; ensemble, sans un mot, ils burent le thé aux épices, âcre et amer, mais doux dans le ventre, comme une victuaille d’encens que l’on aurait pris en soi afin de s’en enrober l’âme.
Il y avait, au bord des yeux de l’aïeul, des petites perles cristallines. On aurait dit de la rosée pure sourdant d’un vieux rocher battu par les tempêtes. C’est ce qu’il avait dit à Sylvie, que cette nuit était une nuit de miracles, que même les yeux pouvaient former des perles.
Sylvie trépignait d’impatience, on allait vers les Rois, et pas seulement un, figurez-vous, mais trois à la fois! Trois Rois rien que pour soi! On y serait vite, on passerait vers les fontaines cristallines, avec ce verre arrêté aux goulots, puis le sentier du haut, qui monte vers Caux, ensuite vers Jaman, les Rochers de Naye, puis toutes les alpes, avant de franchir le passage vers le sud, Rome, la Sicile aux agrumes parfumés, Malte, la Libye, puis plus loin encore, jusqu’à ce que la neige se transforme en sable; ce serait le plus beau de tous les voyages, avec grand-père pour soi tout seul! On déposerait des petits glaçons en passant devant le vieux cimetière, des éclats de givre qui savent prendre les halos des cieux pour éclairer grand-mère qui dort bien au chaud là où la terre devient sommier et que rien ne souffre plus ni n’entend quoi que ce soit.
Un tellement beau voyage! Trois Rois rien que pour soi!
Il y avait, dans un coin proche de Valmont, un décrochement blanc sur lequel une cabane rudimentaire faite de branchages, toute recouverte de neige se dressait. Le grand-père écarta les plus basses branches et révéla à la fillette ravie par les lampions nocturnes qu’allumaient des ruisseaux gelés, toute la Sainte Famille, agenouillée devant l’Enfant, ainsi que les trois Rois offrant leurs vasques de senteurs. Au début, Sylvie ne vit rien du tout, puis pas grand-chose. Elle dut écarquiller les yeux plus d’une fois, le désert demeurait blanc et froid, mais le grand-père expliqua que c’était une illusion, qu’il était blanc parce que l’étoile des bergers s’était rapprochée de la terre et que eux, ensuite, en cheminant comme ils l’avaient fait, étaient aussi montés jusqu’à elle. Il répéta cela plusieurs fois, en la tenant contre lui d’abord, puis en la couchant progressivement près de la crèche qu’elle pouvait maintenant sentir, sur un grand édredon blanc. Elle avait de la chance d’avoir sur elle ce pur lainage, car lui, le petit, n’avait que de la paille pour le recouvrir. Puis les bêtes les réchaufferaient, elles aussi. Il y en aurait bien pour tout le monde.
Sylvie frissonna un instant, couchée contre grand-père qui lui tenait la main. Ils étaient en famille, réunis enfin, il y avait même grand-mère et sa bonté derrière les oreilles de l’âne. Même: elle voyait distinctement son visage paraître de mieux en mieux, derrière l’haleine des animaux.
La blancheur des lieux s’unit aux étoiles stellaires, c’était la plus belle des fêtes que l’on aurait pu s’imaginer, même dans les rêves les plus fous. Qu’elle était belle la famille réunie dans l’amour immaculé des bontés d’En Haut!
Le lendemain matin, c’est là que les gars de la voirie trouvèrent les deux corps enlacés, avec des étoiles de givre au creux du sourire.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains, (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, “Les Rois” – Janvier 2017 – Tous droits de reproduction réservés.