Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 12/09/2016

Nino et Ninette

Genre : Récit-Témoignage
À ma mère Marinette et mon père Lino

Hôtel Bellevue Glion. La lorgnette des toilettes bée sur le vide, avec, à sa droite, le volubilis floral du pèse-personne arpentant sa corolle ornementée contre un angle. Le jour intense y pénètre et la robinetterie scintille de tous ses feux. On voit le lac à hauteur de croisées, les arbres comme un filet empêchant de dérocher puis, au fond, la baie de Montreux qui prend un air Rio de Janeiro par sa teinte précoce du petit matin. Il faut dire qu’à cette hauteur là, on appréhende d’un seul coup d’œil le fourmillement lumineux sur les toits et la blancheur des rues. Même lorsqu’on décroche de la nuit sans y croire, et qu’on tente de se rafraîchir le visage avant de redémarrer une longue journée. Ce qui est le cas lorsque la jeunesse s’amuse plus que de raison, ou ne se raisonne point dans la passion.

Le chemin du télégraphe est dur aux amoureux, surtout lorsqu’ils ont passé leurs temps au bar de l’ «Hungaria», cette espèce de boîte cunéiforme vaguement ondulée au niveau du toit et flottante vers le bas de jupe. On fait ce que l’on peut lorsqu’on est peu friqué, «Le Perroquet» étant hors de prix et le Montreux Palace une promiscuité du Bellevue, côté employés. Puis, on pouvait toujours endurer un Coca toute la soirée, en allant s’abreuver aux toilettes quand la soif devenait par trop pressante.
C’est qu’on y courait aussi danser, rencontrer du monde, se délurer d’une éducation que l’on trouvait psycho-rigide et d’un entourage de bien-pensants gainant les corps de baramine. Sauf que les petits matins n’étaient pas faciles, il fallait prendre son courage à deux mains pour remonter le raidillon jusqu’à Glion. On sortait dans l’air cru sentant la vase en cas d’orage, lorsque le lac tout retourné secouait son sommier un peu trop rudement. Odeur douceâtre de limons, de pierres humides, voire de poissons échoués ventres en l’air.

On enviait Gréco et l’existentialisme, Sartre, de Beauvoir, juste par sa forme exotérique, sans ne jamais comprendre vraiment de quoi il en retournait. Alors la petite Grisette qui, peu de semaines auparavant était redescendue du char de la Fête des Narcisses où elle dominait en star, Grisette avait troqué sa robe de tulle contre l’habit austère d’une réceptionniste de l’Hôtel Bellevue, qu’elle se plaisait d’ailleurs de surnommer «l’Hôtel Bévue». Elle ne pensait qu’au soir, qu’à sa fin de journée, aux permissions plus longues et autres fins de semaines, afin de rejoindre l’exotisme naissant d’une amourette véronaise. Cela causait bien des ennuis, cela causait sur tout, surtout partout, la bonne bourgeoisie moyenne ne supportait guère de voir «sa jeunesse» se dépraver ainsi avec des tas de «couadgus».

Après les soirées, lorsque les congés permettaient de retourner chez les parents, il fallait organiser tout un cirque afin de ne jamais attirer l’attention. À savoir emporter un baluchon d’habits que les Sociétaires de la bonne pensée réprouvaient au plus haut point puis, au retour, se rechanger à la dérobée. La famille apeurée par les «qu’en-dira-t-on», ne saurait tolérer cette mode vestimentaire, composée d’un pull noir et de jupes dégoulinant à mi-hauteur des genoux, ça donnait vraiment mauvais genre et, suivant qui on rencontrait, ça pouvait même nuire à l’apprentissage, si ce n’est carrément briser une future carrière professionnelle!

Il y avait toujours des us et coutumes pouvant s’accommoder du puritanisme et d’autres pas, on devait osciller entre révolte contre les bourgeois, l’éducation, l’amour des parents, peser tout cela face à la liberté d’action que réclamait une certaine jeunesse montreusienne éprouvant un furieux besoin de s’émanciper. Alors, au «Sablier», quand les «Platters» venaient chanter «Only you», on jetait toujours des œillades sur le côté, sans ne jamais pouvoir se détendre, de peur que quelqu’un vous eût reconnu dans la mêlée des spots électriques et cocktails sonnants et trébuchants des années cinquante-trois à mille neuf cente-soixante.

On commençait d’abord doucement avec du ski-bar chez Séchaud, entre bons copains, mais toujours bien à distance des tablées prim-sup-collège ne se mêlant jamais «à l’autre monde». Il fallait cependant coûte que coûte éviter honte et tourments aux parents. En aucune manière que ce soit ils ne devraient s’imaginer à quelles basses fréquentions leur fille s’adonnait, surtout prendre garde de ne susciter nul soupçon, puis surtout ne pas les éveiller aux rentrées indues, en se déchaussant d’abord dans la cage d’escalier avant d’escalader les trois étages pieds nus. Mais c’était souvent peine perdue, car il y avait toujours une vieille gribiche qui lorgnait au hasard par sa fenêtre, c’était ainsi: on n’y coupait pas. Alors ça jacassait, pour finalement et n’y tenant plus, tout commérer aux géniteurs devant une tasse de thé. Ça faisait bien du chagrin à maman, puis maman boudait ensuite toute la semaine, on se faisait traiter de vieille hotte, de bonne à rien, de tête de linotte, ça ferait mieux de se concentrer sur son apprentissage, au lieu de courir le guilledou avec des becs à maïs !
«On devrait de suite et au plus vite leur faire repasser le Simplon à ces oiseaux-là, de bleu, de bleu!»

Alors Ninette, ce matin-là, devant la petite lorgnette des toilettes du Bellevue, juchée comme dans un panier d’aérostier, se jura de quitter tout ça, de fuir en Italie, à Milan, avec son Nino. Elle le jura en regardant la baie de Clarens s’étirant au loin, le corps encore tout émoustillé des rythmes des «Platters» et des enlacements suaves de son Nino. Oui, cela ressemble un peu à la Baie de Rio, mais qu’est-ce que c’était coincé, étriqué, et moralisateur comparé au Brésil! Quand le béguin vibrait trop fort, on était obligé de jouer la samba en douce, dans l’herbe la valse plate, sur le foin coupé, sur ce grand champ ouvrant face à la colline de Sonzier. Pis de pas salir, car la mère, on le savait, elle inspectait les dessous, pour voir s’il y avait eu rapports, c’est comme ça d’ailleurs qu’on s’était fait prendre, en oubliant un mouchoir dans une poche! 
Mais, au moins, on savait affronter l’inquisition, on lui faisait face en résistant sans mollir devant les larmes de la mère, se lamentant sans cesse, les mains collées au visage. C’était encore pire après avoir ramené la conquête au logis. Que l’on soit honnête ou pas, ça changeait rien, c’était toujours la même litanie, alors autant continuer les cachoteries! Depuis qu’on avait vu «La fureur de vivre» avec James Dean, au «Scala», on ne pouvait continuer à marcher au rang, comme ces campagnards des hauts, tous englués dans les principes!

«Mais tu es folle, tu as perdu la tête ou quoi? As-tu seulement remarqué l’allure de ce bonhomme, avec son chandail de marin, son faciès de repris de justice, de plus bourré de tics! Bien sûr, tu n’as pas vu non plus qu’il ne tenait pas un instant en place, qu’il est monté sur ressorts! On sent bien que ça a déjà fait la vie tout ça! Les bars à putes, bastringues et compagnie, j’en passe et des meilleures, c’est tout ce qu’il pourra seulement t’amener ce rachitique! Jouer de l’accordéon dans les troquets, boire, fumer, tu ne sors pas de cette condition, toi, nous t’avons élevée autrement, arrête-moi ce commerce pendant qu’il en est encore temps!».

Ninette ne voulait rien entendre, elle restait avec son nom provençal que lui avait légué sa grand-mère admirative d’Alphonse Daudet. Un soleil sur la poitrine, une bonne dose de révolte, d’anticonformisme, les bals, les chars de la Fête des Narcisses, s’amuser, profiter de la vie, emmerder les bien-pensants, les bourgeois, les momiers protestants, ces éteignoirs de concupiscence, toutes ces grenouilles de bénitiers biglant derrière leurs carreaux! Il fallait des lumières à facettes, des rythmes, de la batterie, des verres remplis d’alcool, même si on ne les buvait pas, il fallait voir loin, sortir de Montreux-Territet, surplomber le monde! Pagayer à contre-courant de la bienséance !

On les avait aperçus un matin, Place du Marché, devant les autos tamponneuses. On y était monté, Salvatore Adamo crachait plein tube «Tombe la neige», et là on avait pris la décision, on allait se marier à la petite église de Glion, le plus vite possible, comme si la vie s’échappait déjà à vue d’œil. On l’entendait jusqu’à l’embarcadère, Adamo, jusque devant les tirettes chromées de l’automate distributeur de pastilles rafraîchissant l’haleine, parce qu’on avait fumé une «Kool Menthol».

Quand on y repense, marier un italien… à l’époque, alors que la génération précédente pataugeait encore avec Mireille, Jean Nohain et Maurice Chevalier au Kursaal. On osait à peine branler du chef avec Ray Ventura et ses Collégiens, Gilles se noyait dans la Venoge ou s’empâtait dans le papet vaudois et le blanc de Saint-Saphorin, quant à Charles Trenet, on l’acceptait de grand coeur parce qu’on savait qu’il était gentil avec sa maman, ça c’était un bel exemple, et du talent en plus, va!

Alors devant les kermesses de la Place du Marché, et quelques cuivres sur le kiosque à musique, on s’était dit qu’on ferait le grand saut, qu’il fallait à toute enjambée, tandis que déjà les pieds croissaient et démangeaient de bourlinguer d’autres chemins, elle s’était dit Ninette, alors que Nino au comble de l’excitation, entendait aussi Ninette se dire qu’elle irait donc de ses pieds désormais grandissant, chausser la large botte de la péninsule italienne, oui, c’était bien décidé ainsi et on serait heureux tout plein! 

Il retrouverait un boulot avec lequel il pourrait vivre, elle savait trois langues, à Milan on aimait bien les petites Suissesses sérieuses, et ça suffisait d’essuyer, tête basse et en courbant l’échine, les verres du buffet de la Gare de Lausanne pour cinq francs suisses l’heure! Certes, depuis qu’on l’avait nommer caviste, Nino, on s’en sortait un peu mieux, mais il faudrait quand même que Ninette décolle de chez ses parents, qu’ils aient une vraie maison, quitte à loger quelque temps chez la mère Olga, juste au début, Via Brembo, à Milan. Milan c’était grand! La juste démesure!

Il n’y avait pas eu grande foule au mariage de Ninette et Nino, à l’église protestante de Glion. Une copine témoin qui avait perdu son bébé, c’est tout, des gens de la Corsaz, on savait ce que ça voulait dire, ce genre de faune. La mère pleurait et le père tirait la gueule. On avait passé l’année à grignoter la morale, à émietter le peu de conseils qu’il restait à pourvoir sur une tête de linotte. En vain. Même le pasteur, qui était au courant des épousailles non consenties par les parents, avait abrégé son serment que l’on aurait pu qualifier de mauvaise foi. On arrêterait au moins de se cacher dans les champs de Glion, d’être constamment sur la paille, de devoir lutter pour être heureux, devoir lutter pour s’émanciper. On voyait en Juliette Gréco l’espoir de s’en sortir, une image de femme qui se libère, et Simone de Beauvoir, à ce niveau-là, vivait sur le même palier. L’existentialisme ferait tomber les écharpes blanches en quelques sortes, la morale des bourgeois bien pensée, c’est ce que prônait une certaine jeunesse de Montreux, les Sous-Gare de Clarens contre la Prim-sup du Collège de Montreux!

«Avant, on pouvait au moins contrôler nos enfants, les mettre en relation avec des gens de même condition, de même patelin ou village. Mais maintenant, avec tous ces couadgus de maçons italiens qui venaient monter nos bégueules comme des murs en briques, bossant chez les gentils Suisses bien naïfs, les filles attirées par l’exotisme du soleil, chaises longues et parasols, maintenant les filles passaient bel et bien entre les mains rugueuses de tous ces rustres!»

«C’est pas parce qu’ils bossaient dur et ferme, qu’ils fallaient qu’ils se croient obligés d’enlever nos gamines! Ce n’est pas la même culture, ça va en vacances, mais pour le reste, on voyait bien que c’était encore primitif cette engeance, que ça vivait agglutiné comme des mouches depuis l’arrière-aïeule jusqu’aux couinements du dernier chiard!»

Dans la famille ça y allait bon train, jusqu’au fidèle époux de la cousine «Questions-Réponses» et son élocution insupportable, ce «mêle-toi-de-ce-qui-te-regarde» qui, suite à un soporifique repas de famille, dut ramener Nino au Buffet de la Gare de Lausanne, dans sa jolie petite Simca bleue bien proprette et luisante, et qui n’avait pipé mot durant tout le trajet. On ravalait le bouillon des humiliations, avec les renvois du méchant repas du soir. Tant pis pour le prochain picnic du dimanche, chaises et tables en formica pliantes au pied du capot de la bagnole, dont les coussins du pare-brise arrière reprenaient les numéros de plaques brodés consciencieusement par bobonne! Avec, en sus et pour le même prix, le kit des petits chapeaux crochetés sur les rouleaux de papiers-cul. On se serait cru aux abonnés absents! On n’avait qu’à bien voir, «prendre exemple sur tout ce que la promotion du prolétariat avait permis d’acquérir à ceux qui étaient sérieux et avaient bonne façon, bien cadrés au centre de leur ascension sociale!»

Depuis la lorgnette du Bellevue, elle rêvait Ninette, en regardant la baie de Rio de Montreux, face au petit lavabo rafraîchissant son maquillage et le volubilis du pèse-personne. Milan ce serait l’Eldorado! La ville, la vie, la confusion, les mots méridionaux lancés à la face du soleil, du ciel, un bel endroit pour faire un gamin, s’il devait en venir un.
C’est ainsi qu’après plusieurs fausses couches déguillées les unes après les autres, mais cependant conçu à Milan, je naquis par ce petit couple de moineaux, dont j’essaie encore aujourd’hui de réparer les incompréhensions et de comprendre l’amour. Tendrement acquis à leurs libertés, toujours, face à la vieillesse inconcevable de ma mère Ninette, qui actuellement encore pleure son Nino, mon propre envol précoce, les ratages de la vie et d’une époque nostalgique d’insouciances, incompatible avec la petite Suisse étriquée d’alors pour eux deux, avec leurs soifs de vivre à la James Dean! Fort de ce constat, esseulée et d’un veuvage aussi laborieux que le fut leur couple, Ninette peine toujours depuis les années cinquante à redescendre de son char de la Fête des Narcisses.

Sur sa table de cuisine, quelques photos racornies du défunt, le cher Italien à la boisson facile et aux rancoeurs violentes contre les rejets et dénigrements répétitifs de la famille suisse à son égard, on le comprend bien, et parce que Milan ne fut pas plus facile que Montreux, même si au Scala on jouait «La fureur de vivre», Ninette repense toujours à Glion, au Bellevue, au Sablier, à l’Hungaria, au Kursaal, lorsqu’elle admirait tremblotante les beaux yeux de Nino en écoutant «The Platters» chanter «Only you».

Année 2016, mois d’août, sur la Place du Marché il y a toujours les autos tamponneuses, et j’ai l’impression de voir dans le fond bleui par le Léman, ressurgissant du massacre urbain, le «Cinéma Apollo», jouant «À bout de souffle»» puis d’entendre en sourdine Godard tempêter et Adamo chanter «Tombe la neige».

 
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains, CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Nino et Ninette», août 2016 – Tous droits de reproduction réservés.