L’étrange présence d’Adeline Clos
Voici le 86ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Du fantastique, du côté de Brent. Bonne lecture!
La nuit venait avec la lune, et celle-ci tombait au creux de sa main et sur les draps.
L’astre lunaire formait un esprit distillé, elle passait par la fenêtre, entre les cheminées, les fils à oiseaux et les pots de fleurs encombrant les rebords de mansardes.
C’était beau à voir, comme du lait sur l’albâtre, et pas un bruit autre que la maison qui somnolait, ou parfois la charpente se manifestant d’un craquement sec.
Même quand il pleuvait.
Les duvets étaient retirés sur l’arrière, ça formait des petites dunes de craie tandis que, toujours plus fort, la clarté laiteuse s’intensifiait.
Bien plus belle que le soleil, plus douce, plus voluptueuse, la nuit sans conteste par rapport à ce jour cru, ces après-midis somnolents, la nuit demeurait plus attentive, plus consciente des silences qui s’engendraient en elle, et je préférais mille fois sa matrice violacée et rassurante aux rumeurs brutales et aux occupations barbares d’une vie diurne.
Je vivais donc de nuit, scrutant les replis de cette cape mystérieuse, capable de noircir les moindres interstices, et de s’asseoir plus épaisse encore sur les bords des soupiraux bordant mon chemin menant à Pertit.
Il y avait une alcôve, une espèce de sous-bassement, appartenant à une bâtisse en forme de bateau. Et là dessous, debout presque immobile, il me semblait apercevoir une jeune fille famélique au teint cave, en chemise de nuit, sanglotant, un seau à la main.
Toute mouillée et frissonnant de froid, elle tentait d’attirer mon attention.
Je savais que seule mon imagination me jouait ces tours. Je savais aussi qu’elle ne pouvait glisser vers le bassin voisin, dont la fontaine tranquille ne faisait que couler le plus sereinement du monde.
Pourtant il y avait une forme de maltraitance et de malheur profond qui me parvenait à travers ses gestes. Une martyre à la Cosette, que quelques dévoyés envoyaient au coeur de la nuit, se mouiller à une source glaciale.
Lorsque j’empruntais les escaliers montant jusqu’à la Boriodaz, au niveau de ce porche, je sentais une vague odeur de moisissure m’accrocher, suivie d’une baisse ostensible de température.
Puis se formait en moi, je dis bien en moi, cette vision constante décrite plus haut, que je retrouvais chaque soir, qui me fascinait en même temps que je la redoutais parfois.
Pour moi c’était clair.
La Présence m’attendait, immobile et droite, les cheveux mouillés jusqu’aux hanches, les bras raides et les mains osseuses dont l’une, agrippée à l’anse du seau, le faisait parfois gémir.
Elle ne disait mot, pourtant je voyais bien sa bouche arrondie comme un trou noir en forme de “O”, poussant un cri cependant bâillonné aux oreilles des autres.
Que voulait-elle? Que voulait donc cet orbiculaire ténébreux, quels gémissements cherchaient-ils donc à produire?
La nuit sans un souffle diffusait l’haleine de ses tilleuls; et l’agacement des grillons crissait partout contre la rugosité du chemin.
La plaine, en bas, miroitait de clartés crayeuses, reprisent par les flots lacustres les chahutant depuis la rive jusqu’au large.
Je regardais ensuite le reste de la montée, comme si personne n’était plus que cette solitude que je charriais alors jusqu’à mon appartement.
A force de passer et repasser au même endroit, d’observer ce décrochement finalement sans rien d’autres que des traces grasses d’humidité, j’avais quand même fini par donner un nom à cette “Présence”: Adeline Clos.
Je m’étais aussi renseigné sur l’historique de ce quartier qui avait été victime d’un terrible éboulement charriant des tonnes de détritus, suite à un barrage qui avait cédé du côté de Sonzier.
Avait-on dénombré de nombreuses victimes, et parmi elles une femme particulière?
Personne ne pouvait me donner la moindre indication à ce sujet. Je savais uniquement que je sentais juste, que mes sensations étaient correctes, bien réelles, et que je finirais bien par connaître le fin mot de l’histoire en composant uniquement avec moi-même.
Donc, comme je vivais de nuit, je venais ici camper au pied de ce mur, pendant toute la saison estivale. Et ce printemps m’avait déjà délicieusement gratifié d’une magnifique senteur que le vieux sureau séculaire en pleine inflorescence diffusait loin à la ronde.
Je m’asseyais au sol, lisant, méditant, jusqu’à ce que se manifeste en moi les fibres d’Adeline Clos. Elle n’était plus debout, rigide et pâle, mais accroupie, rassérénée contre moi. Je sentais parfois la douceur de ses genoux monter jusque sous mes paumes. La peau lisse frôlant les franges de son jupon, sa nuque émergeant d’un petit col de dentelles, les épaules émaciées et les hanches osseuses, tout ceci me prit et m’enveloppa, de l’intérieur vers l’extérieur.
Puis je me mis à réaliser, sans conteste, que j’étais devenu follement amoureux de ce spectre, de ce bain lunaire s’incarnant petit à petit en moi, en arbre immaculé.
Certes, une fois de plus, en de grossières journées de veilles et agitations vaines, rien de tout cela ne serait jamais survenu.
Rien ne peut arriver le jour. Que siestes et avachissements pour ceux qui vainement, toute une vie, attendent la fin de leurs labeurs et leurs tiers provisionnels.
Alors que la petite Clos, cette vécue d’antan, peut-être aussi, une fois, espérait-elle tout de l’existence, avait eu quelques projets qui lui tenaient à coeur à réaliser, un homme, l’amour, des enfants partout, en principe c’est de cette mort lente que tous se véhiculent, parce que c’est le seul et unique destin qu’on leur propose et qui programme profondément aux creux des chairs.
Mais qu’en est-il réellement de la destinée de l’homme, de son réel potentiel, de sa mission exigée par la nature?
Rien de ce qui ne touche à la planète, à la nature des autres et de soi, aux lois régissant les corps célestes comme les feuillets intimes de nos atomes lovés en nos mémoires précambriennes, rien de ce qui touche à tout cela ne mérite d’être abordé et appréhendé plus que tant.
Et en tant que tel, dés que possible, plus jamais.
Elle était maintenant en moi. Plus fibres, plus tissus que mes propres parenchymes dont elle se nourrissait certainement pour pouvoir ressurgir et exister encore un peu en surface de ce monde et d’un être qui l’aurait, avec lui, embarquée.
S’abreuvant de mon sang, attiédie par le bain voluptueux de mes liquides interstitiels en lesquels elle désirait se baigner, se réchauffer.
Dans l’âtre du souffle s’élever, retrouver vie, atteindre les recoins les plus subtils de la conscience, là où les synapses sous la voûte crânienne offraient de véritables constellations stellaires, aussi bien qu’au-dessus des terres, élevées également par-dessus nos chairs, afin de parvenir au même but de connaissance.
Porter l’oeil vers l’immensité, ou baisser la paupière en deça de la plus pure intériorité.
Elle m’avait emmené, comme je l’emmènerai toujours aux combles de moi-même.
Le dernier acte arriva lorsque le soir, assis devant l’oeil de boeuf de ma chambre, et par l’effet des luminaires, mon chat projette son ombre ovale sur le mur.
On voit nettement ses deux petites oreilles pointues se découper en ombres chinoises.
C’est alors que cette nuit-là, le cercle de clarté vint à se dilater et qu’Adeline Clos pénétra par cet interstice incongru, cambant la bordure de l’ombre avec agilité, avant de se laisser glisser au sol.
Elle était là, devant moi, accroupie, munie de son plus beau corps solide et d’apparats nocturnes sertis dans ses cheveux.
Plus de seaux, plus de robes humides, plus de misères; elle resplendissait de tous ses feux, avant de m’emmener comme l’âme sort de la lucarne du corps, par le passage étrange et débordant d’ondes lunaires jusqu’à raz-bord.
En passant, j’eus juste encore le temps d’apercevoir sur ma couche le corps abandonné et moribond d’un vieillard, que la maladie avait enfin cette fois-ci libéré de l’existence conditionnée.
© LUCIANO CAVALLINI – Membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Contes fantasmagoriques de Montreux, «L’étrange apparence d’Adeline Clos»- Tous droits de reproduction réservés – avril 2015.