Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 25/04/2016

Le festin de Joliette Amour

Voici le 82ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Une belle histoire d’autrefois, dans notre région. Bonne lecture!

Genre: Menuet gourmand et libertin.
à Jenny B.

Il pleuvait sans discontinuer sur les vieux toits à pignons de Montreux. Par la fenêtre béante de sa cuisine, Germaine Cousine admirait quelques lampées d’azur guignant timidement à l’arrière des nuages.
Les tramways crissaient sur leurs rails, les grelots agaçants des avertisseurs pianotaient entre les passants et la noirceur des cochers sillonnant avec diligence entre Vernex-Gare et la Grand-Rue.
Le bruit de la pluie sur le cuivre, et les brillances tuilées des mansardes avoisinantes, ramenaient fraîcheur et clarté jusqu’au fond du vestibule.

Sur la cuisinière chantait la marmite à vapeur et l’évier, regaillardi d’eaux claires, égayait le lieu avec générosité.
La table se trouvait déjà alourdie par des moitiés de choux, des carottes terreuses et des patates transformées en boulets d’argile.
Il y avait la grande planche à découper, le gigot d’agneau, les bouillons puissants mijotant depuis la veille et le grand saladier débordant de crème au sucre brûlé.

Entre deux cuissons, Germaine s’appuyait un instant pour souffler contre la rambarde du garde-manger. Il se trouvait une petite meurtrière à l’intérieur de celui-ci, avec un tamis criblé de treillis. On y voyait à peine, mais suffisamment cependant pour retrouver les pots de mélasse, le miel, les grands saucissons dégraissant sur du papier sulfurisé, qui se verraient quelques jours plus tard suspendus au-dessus du potager. Il y en avait parfois toute une enfilade s’échelonnant ainsi, piqués avec des allumettes à chaque embout.

La vapeur chantait, s’échappant de la soupape de plus en plus fort. On aurait dit un petit chef de gare en képi tourbillonnant sur lui-même. Il s’agissait du bouill et des os à moelle qu’il fallait longuement attendrir afin d’obtenir une gelée aussi cristalline que des larmes d’angelots.

Elle s’y connaissait en art culinaire, Germaine Cousine. Il fallait la voir, satisfaite, la panse bien gonflée en avant, entourée d’une multitude de tabliers et fichus, les mains sur les hanches, les joues toutes congestionnées et luisantes sous l’emprise des fumets s’échappant de toutes parts.

Il y aurait du monde ce midi dans la grande salle à manger.
En attendant que ces messieurs de la Municipalité arrivent et prennent un instant pour disposer, elle baladait son regard, au-dehors, sur la foule ministérielle et voyait les hauts de formes et les melons noirâtres se déposer champignons sur des «i»minuscules.

La fonte explosait, et les patates maintenant coupées en dés écumaient par-dessus le couvercle. Germaine saurait parfaitement quand et comment il faudrait les réduire en purée avant d’y ajouter la crème fraîche et le beurre. Puis elle formerait des coquilles dans les assiettes, avec le reste des mets composés selon habitude en vastes paysages à motifs évocateurs…
Il fallait que cela se mariât avec les lierres damasquinés sur la porcelaine et le style des convives qui en useraient à l’envi.
Elle recevait monsieur le Maire et beaucoup d’autres personnages importants, des Félix et des Gaston, Hubert ou encore Félicien, puis aussi la seule femme de l’assemblée, une certaine Joliette Amour, trésorière de la Ville.

Sur la table, elle étala une grande nappe fraîchement blanchie, puis fit chambrer le vin dans les coupes réverbérant leurs petits cœurs sur le tissu. Enfin, les délicates lèvres de Joliette Amour, par transparence, attireraient les regards de tous ces messieurs, car elle y décalquait toujours un baiser qu’elle se plaisait ensuite à laisser circuler autour des convives…

C’était le délicat repas du jeudi hebdomadaire de ces Messieurs de la Municipalité et de la trésorière, pris chez une particulière de l’avenue du Kursaal. Ils aimaient voir, en déjeunant, les boutures travaillées des façades voisines guignant par la fenêtre grande ouverte, et la protubérante marquise de verre dont les volubilis de fer forgé partaient à l’assaut de la rue. Cela générait une luminosité estivale, saupoudrée par les premiers pollens de l’après-midi venant calmement s’y détendre.

Joliette Amour se tenait ainsi, éclose au-dessus de sa taille, les mains disposées en corolles autour du breuvage. Tel un parterre de lys sur du marbre rouge. Elle retirait alors sa coiffe, prise de tiédeurs subites, et l’on voyait, entre la peau et le col de dentelles, palpiter la nacre soyeuse de son cou. Ses mèches folâtraient un instant sur les tempes, mouillaient une joue avant de s’épandre auburn sur l’aire des épaules.
Monsieur le Municipal en perdait ses discours qu’il avait pourtant longuement préparés à l’avance.
La poitrine, délicatement glacée sous les replis du chemisier, soulignait des formes exquises jusque sur les volants de la robe à franges. Tandis que les longues manches serrées aux poignets, et soutenant le faciès de la jeune femme, semblaient voguer lointaines comme deux cygnes d’albâtre.

Germaine Cousine apportait les plats; les sauces avaient merveilleusement bruni dans une noix de café de Paris.
Les viandes se dégrafaient sans résistance, et l’on fendait les robes cuites à point, d’un seul coup d’index bien ajusté. Puis les blancs fumaient un instant par volutes, avant de se coucher les uns après les autres, en tranches fines sur les plats qu’on se passait à tour de rôle.
La pluie continuait de tomber, l’humidité saturait les croisées, mais il faisait suffisamment chaud pour laisser les flots vaquer en toute liberté et les moiteurs circuler au salon.
La route luisait, le martellement des chevaux s’activait.
Joliette Amour se vit enlacée par toute cette abondance de sérénité, éclairant la pièce d’instants rares et précieux.
Le bouillon fût parfait, et la gelée vitrifia suavement de mignonnes petites rôties que l’on portait en toast.
Les mains délicates de Joliette Amour se découpaient en tendres nervures, unies par la force qu’il fallait user à scarifier la viande.
On apercevait, lovées en profondeur, les jointures s’employant à dessiner leurs contrastes, et la lumière s’y pulvérisant à mesure, sucre de glace sur la peau.
Ce fut encore autre chose, lorsque le saladier de crème caramel arriva devant les convives. On avait aussi servi le café, et l’âcreté du grand noir se mariait divinement à l’amertume du sucre.
Germaine Cousine, comme tous les jeudis, fit cela très bien et profita de glisser une clé furtive dans la main de Monsieur le Municipal, au moment où l’on passait au digestif.

La Maison savait à merveille pratiquer l’art consommé des entremets culinaires…

La sous-pente du toit nimbait juste ce qu’il fallait, on n’avait nullement besoin de tirer les tentures. Et, lentement, fut effeuillée la robe de Joliette Amour, laissant libre cours à toutes les fragrances imaginatives que la peau ourlée de désirs, était à même d’exsuder à ce moment-là.
Les formes pouvaient s’ébattre enfin, et la gorge déployée partir en quête de baisers, comme l’abeille aspire le calice.
C’était toute une sensualité de chair qui fondait en bouche, et l’on sentait s’éveiller au fur et à mesure de l’abandon, tout ce que ce corps avait engrangé depuis de longues années. Ce qu’il avait enduré, ce à quoi il devait s’adonner… tout revenait là, en surface, sous la clarté intense des yeux qui percevaient désormais chaque grain ou chaque goutte d’épiderme.
Un double carmin s’esquivant en spectre fugace, tel un labours fraîchement retourné.

Les membres fuselés s’égayaient en des angles diffus, par géométries nouvellement formées, qui avaient rogné et dissout les quadratures de l’espace.
Joliette Amour planait entre trapèzes et filets, les reins suspendus, les hanches soutenues, tel un bateau qui prendrait terre.

Magnifique aventure des femmes aimées et des levées de table confisquant aux desserts les plaisirs de la chair.
On entendait, comme disparu déjà sur de lointains rivages, le vague tintement des couverts confrontés aux grandes rasades, et les couvercles lâchés sur la pierre de l’égouttoir.

Germaine Cousine s’activait, astiquait tout au savon noir, forte d’une ampoule qui traquait la moindre imperfection depuis la faïence du plafonnier. Les plans de travaux, patinés et blanchis par des années de rinçures, redevenaient mats et sans histoire, les catelles, tout, tout se rhabillait de propretés étincelantes alors que,sur la couche au fond du couloir, la foudre des jouissances venait une fois de plus d’asséner son coup de massue.

Pendant ce temps les convives finissaient les liqueurs, et les autres Félix et Gondrant passaient aux cigares non sans en avoir longuement chauffé la jupe au briquet.
Il demeurait, sur le sommier, cette houle lactée qui prenait toute la place, et les rubans immenses des membres convoyant leurs ondées et libérés de tout.
La peau avait joui, et d’autres chairs s’étaient rattachées sur des corps qui en avaient particulièrement apprécié les saveurs.

Il en était ainsi que, sur les nappes et les draps, les activités dinatoires faisaient d’identiques bonnes chères. Et ce n’était pas un coup de serviette sur la bouche, ou de lavette en couche, qui changeait en quoi que se soit l’utilité du rince-doigt…

 
Le vieux bonhomme sortit précipitamment du sommeil, une tache d’urine maculant le devant du pyjama.
Il était vieux d’un autre siècle, et s’était trompé d’époque pour le suivant.
Et son âme, qui aima tant et tellement sa femme, se voyait emprisonnée par un corps qui ne trouvait plus la vigueur de l’honorer.

À l’étage supérieur il avait entendu un bris de vaisselle éclater sur les carreaux.
C’est cela qui l’avait éveillé en sursaut.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le festin de Joliette Amour» octobre 2015 – Tous droits de reproduction réservés.