Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 15/02/2016

Vendetta

Voici le 72 ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Comme tous les autres, il se passe sur la Commune de Montreux.

Genre: Drame.
à Jenny B.

VENDETTA 
Il y avait au loin, à flanc Cubly côté nord puis à l’ouest contre l’épaule du ciel, sur un terrain qui sembla germer sous les nuages, cette maison à véranda, des colonnades montant et finissant vers des étages en blanc, quelque chose qui aimait profondément l’espace en s’y recueillant.

On savait qu’elle s’y trouvait, comme dans un songe, invisible derrière les fenêtres peu nombreuses sur le devant, mais dont on devinait de l’intérieur, tout le jour s’élançant du Léman et devant nimber chaque pièce.

Elle ne pouvait loger qu’à l’intérieur de ces hanches de bois immaculés et s’assoupir du calme achevant une journée bien remplie.
Elle devait peut-être diriger une affaire agricole, faucher des kilomètres d’horizons, lier des nattes entières de blés dorés, circuler sur les monticules derrière l’espace vidé de Montreux la rendant de loin aussi maigrichonne qu’une poupée de maïs.

Elle cueillait des récoltes, essaimait des nues, courageuse, parfois en calèche ou tout simplement juchée sur l’échine d’une vieille rosse. Avec sa coiffe sur la tête et deux rubans de velours rouge joignant ses tresses sur le devant.

Il fallait retenir la tempétueuse chevelure lors des semailles ou des moissons, serrer la robe contre la taille, retrousser les manchettes mouillant les fines virgules de ses poignets blancs.

Faucille du paysage, elle allait courageuse parmi les hommes cracheurs de chiques, aux balourds visages couperosés de mauvais alcools qui étaient sensés donner du coeur au ventre, ou en mettre un là où il n’y en avait jamais eu.

Seule femme parmi ces cow-boys en chemises à carreaux, tressautant sur des rodéos de charrues, et gras partout de suint ayant exténué les viandes.

C’était partout du ventre, de la bidoche et du lourd, des vautrées incessantes contre de jeunes corps, on essayait de fourrager la vierge ou de trousser la mère de famille, tout cela finissait par l’égorgement des porcs acheminés depuis Corneaux et la vapeur douceâtre émanant des jugulaires tranchées.

On mélangeait les menstrues de la saignée à la chair des filles, les doigts tout gluant glissaient ou se faufilaient de partout, boudinés et crasseux, entre les cuisses des fermières, sous les moiteurs secrètes des jupes ou tenant encore fermement un dernier os à ronger.

Ces réserves s’enkystaient à semaines entières sous les ongles, on les voyait lunules d’ardoise, les dimanche lorsqu’ils se donnaient bonne conscience en suivant laborieusement, pour la lecture, les psaumes et cantiques bibliques.

Elle, ce qu’elle voulait, c’était mener son affaire à sa manière, porter sa récolte au marché, sillonner dans la farine de ses belles mains effilées, puis pétrir la pâte à pain pour les kermesses marquant les dernières moissons estivales.
C’est cela qu’elle espérait, de toutes ses forces. Avec sur ses épaules, arrivée au soir, la légèreté de se sentir alanguie et ointe d’angélus crépusculaire marquant son chemisier de douces érubescences.

Elle n’en demandait pas plus que cette paix de femme qui menait toute seule ses affaires, forte comme de l’acier trempé dissimulé sous une hampe de lys.

C’est que, pour tromper son monde, il n’y avait pas mieux; on pensait que cette frêle étoupe allait se ployer sous la moindre brise, mais non. On percevait les veines de ses mains se resserrer en nervures implacables, saillir sur les attaches et les avant-bras, ligaturant ainsi une force invincible roidie à son corps contre les intimidations, et la peau devenant bois sous le chemisier, dont on devinait des moiteurs perler comme de l’huile au travers d’un buvard.

Ces lèvres s’amincissaient, la vipère sortait du col, et sans mot dire, ou presque, elle affrontait seule les railleries et les jalousies des hommes, abrutis de fatigue et canicule, langues avachies au palais.

La femme sa battrait toujours pour exister, tandis que le café passerait plusieurs fois dans la cafetière d’aluminium, clepsydre rythmant l’existence, et même qu’il aurait ce goût sale de goudron absorbant toujours la même poussière.
Celle des chemins crissait entre les dents, sur les contours de la tasse, c’était toute une vie ainsi menée de pétrole en vieux diesel, de pompes à essence qu’il fallait actionner jusqu’à se rompre les membres.

Mais il demeurait important de lutter pour ne pas ressembler aux hommes, pâteux comme des haleines de boeufs, avec leurs débattues dans la culotte, où quand à la va-vite ils déballent leurs marchandises toutes faisandées, grasses d’un cambouis mensuel qu’ils rafraîchissent d’un jet furtif entre les lèvres d’une fendue.

C’était pire encore, on attendait même pas que les dernières gouttes de purin soient absorbées par la terre, on rengorgeait tout ça dans le paquet visqueux avant d’armer le soc.

Il fallait drôlement aimer la nature de Dieu, pour arriver ainsi à subir celle des hommes en serrant les dents!

Parce qu’il n’était pas question de se taper ces fourbes, mieux valait rester seule, que de voir ces tranches de lard vautrés sur un bouton de rose ou une bouture éclose!

Alors de loin, bien contre la plaine, vers les contreforts de Chaulin, on voyait les rubans de ses bras bêcher de nouveaux lieux incultes, ou dispenser des myriades de fenaisons autour de la fourche suspendue quelques instants en l’air.

Capable d’ensemencer sans homme et mûrir sans enfant.
Un phasme parmi les sauterelles.
Il n’y aurait pas de ces rapts, de ces prises d’otages matrimoniaux, où ses souffles s’épuiseraient à devoir nourrir une marmaille desséchant les chairs à force d’avoir de petits vampires baveux saignant gloutonnement à blanc les outres mères.

L’indépendance, elle ruisselait dans le corps, elle ne serait pas cloîtrée entre les armoires de la cuisine et les bouillies visqueuses coagulant sur les bavoirs de toute une fratrie! À quoi bon se bousiller la matrice, s’exploser l’utérus, finir avec un ventre pareil à de la poire cuite qui part tout seul en sucette!
Qui avait dit que la femme devait ainsi s’ensevelir entre les linteaux visqueux du tombeau matrimonial!

La destinée ce n’était point cela, ce n’était pas des dizaines et des dizaines d’années à devoir s’immerger dans le porridge domestique! Pommes et bananes écrasées, purées de pommes de terre, hachis parmentier, toute une existence vouée aux glaires et aux caillots!

On sentait la jalousie féroce des autres femmes, devenant femelles prédatrices. Il fallait sans exagérer passer parfois les nuits entières avec la carabine derrière le carreau, car on lui en voulait à la sauvageonne de pouvoir se dépatouiller toute seule, sans aide ni assistance extérieure que celles bienfaitrices des mannes libératrices de la Nature!

Abattre son bois pour se chauffer, apprivoiser les bêtes sauvages, tenir éloignées les autres par-delà les haies et les allées, puis se parler souvent afin de ne pas perdre le langage au milieu des sauvages.

L’indépendance se payait cher, et cela renchérissait encore plus de jour en jour.

Puis ce fût une nuit, après que toute la récolte ait été engrangée, et que les sous partiraient à la banque, après le marché de la fin de semaine. L’année avait été clémente et les longs crépuscules demeurant tièdes et moites longtemps, avaient peaufiné légumes et céréales d’un vernix mordoré.
Les brebis donnaient de beaux fromages bien gras et, sur la plaine appesantie, les grillons stridulaient, les lucioles dansaient au clair de lune, signe d’abondance et de pain béni.

Dans le lointain la maison blanche s’auréola d’orange, mais ce n’était pas d’astre déclinant.

 
Une épaisse fumée entoura la bâtisse; très vite, on n’eut pas le temps d’intervenir, car tout demeurait sec à l’extrême.

Aucun cri, que celui des bêtes affolées ruant dans les box, le cheval fracassant son licol et fuyant comme une ombre maléfique derrière les courbes de l’horizon.

Tout fut béant en moins d’une heure, des cendres, un délabrement pitoyable, une profonde noirceur s’installa sur le sinistre rougeoyant de braises pendant encore un jour et une nuit entière.

Personne n’avait bougé, ni rien dit.
Personne non plus ne sut ce qu’il advint de la femme solitaire se battant contre tous.
Il valait mieux ne pas parler, ne rien éveiller.
Garder sa conscience au fond d’un trou et sa constance barricadée bien chez soi.

Mais il était de notoriété publique que par malheur, bien qu’aucun n’ait jamais été inquiété une seule fois à ce sujet, on avait retrouvé un mégot et un jerrican vidé au milieu des décombres.

Les hommes, ceux qui n’avaient pas eu la femme, qui n’avaient pas réussi à la dompter, s’étaient laissés emmener jusqu’à l’extrême irréparable. Certains poussés par leurs épouses flétries sous les rinçures.
Quelques pulsions compulsives et congestionnées entre la prostate et le raphé périnéal. (1)

C’est pour cela que trois ans après ce drame, jour pour jour, alors qu’en pleine fenaison les hommes et les bêtes vaquaient aux champs, qu’une énorme explosion détruisit sans compter en une seule fois tous les lotissements des fermiers.
La colline, hérissée dans ses feuillages, érigea des brousses venteuses qui éclataient au milieu des foudres et des tonnerres striant le sol.
Tandis que les feux de broussailles attaquèrent voracement les récoltes, en les détruisant de part en part, on vit surgir au milieu des fumées âcres de la désolation, un cheval blanc pur-sang qu’une cavalière toute de noire vêtue cinglait droit vers la plaine.
Hurlant et se cabrant de tout son corps, alors que des hachures de pluie semblaient vouloir à tout jamais biffer l’endroit devenu maudit.

Mais que la nature finirait toujours par pardonner.

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Montreux, «Vendetta», janvier 2016 – Tous droits de reproduction réservés.

(1) Raphé périnéal:
Le raphé sert à désigner une ligne à la surface d’un tissu qui est comparable à une couture ou une suture, ce phénomène est quelquefois dû au fait que deux parties du tissu se sont réunies durant l’embryogénèse, c’est le cas par exemple pour le raphé localisé entre les deux testicules, qui chemine sous le pénis et sous le scrotum.
Le raphé périnéal (ou raphé médian) couvre chez l’homme du frenulum le long du pénis et du scrotum (raphé peno-scrotal) jusqu’à l’anus et le coccyx (raphé anococcygien). À l’âge adulte, ce raphé est plus ou moins visible selon les individus.
Chez la femme, le même développement fœtal aboutit à la formation des petites lèvres.