Le bon vieux temps…
Voici le 71ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini. Il donne une image, qu’on oublie parfois, de ce qu’on appelle “Le bon vieux temps”. À Montreux comme ailleurs…
« LE BON VIEUX TEMPS»
Genre: Récit
À la mémoire de ma grand-mère et sur ses injonctions.
“Depuis le premier jour, l’Église a pris et gardé la femme, comme l’aide la plus puissante de son oeuvre de propagande et d’asservissement.” (Émile Zola)
“… cette pauvre Lizette sur son lit d’hôpital, le teint cave. Les nattes grasses éparpillées sur la poitrine. Puis ce lit étanche à toute douleur, ces montants cireux, les draps glacés comme un linceul, avec, sur la table de nuit, une petite plante perdant ses plumes. C’est à se demander comment on avait pu résister aux bacilles de Koch, en dormant dans le même lit qu’une malade! Effluves et miasmes n’avaient eu raison de la grande Soeur, malgré l’étuve des fièvres à nuits entières!”
Il restait tout seul au sommet de sa mansarde. La coiffe blanche du toit ne semblait pas apporter de clarté à l’intérieur de la maison. Il sentait la crudité se plaquer sur les carreaux, la nuit comme du papier carbone coller sa poix indélébile contre le verre.
D’autres languettes s’effilochaient, celles humides et âcres de la solitude mêlée au lieu, lui donnant cet air sinistre habitant bien plus l’endroit que son simple résident.
Un matelas, une table de nuit, à cru une chandelle effilochée, le livre des Rois ouverts toujours à la même page, une représentation du Christ atrocement tourmenté sur sa croix. Un pot de benjoin entamé depuis des lustres, des flacons violets avec des boules de camphre, une rave creusée par du gros sucre.
On n’échappe pas à la destinée, ni aux injonctions familiales, encore moins à la glu qui entoure chaque membre du tronçon tyrannique.
L’arbre généalogique est un résineux. Sa poix nous happe au passage, et la sève souvent empoisonnée distille le fiel des descendants au moment de la conception.
Puis c’est déjà trop tard, l’amour parental survient et on obéit aux admonestations, par peur de manque, on essaie de préserver le blanc en dédaignant la carcasse, l’historique des os qui se répliquent, de ces minéraux aussi dangereux qu’un sel prussique.
Ça revenait en boucles, entre les pots de tisane qu’il fallait se monter seul jusqu’au sommet de la table de nuit.
Peut-être était-ce la fin, que les spectres cherchaient poussières et pénombres où se rouler, afin de pourvoir leurs oripeaux.
Les souvenirs de l’aïeule affluaient en boucles, toutes les misères endurées en robes de chanvre, plafonds bas, lumières chassieuses. Il n’y avait aucune issue que cet univers brunâtre mêlé de taches, des volets mi-clos, ces ruelles sentant la moisissure et le fumier. D’ailleurs ça coulait en bas, direction lac, ça cherchait à métastaser la ville. On se cassait toujours le nez sur des membres noueux en bras de chemises, des bouches éborgnées tassées de chicots et rusticités, de jurons envers les femmes. La vinasse, toujours la vinasse, omniprésente, l’excuse aux gros travaux, l’excuse de ces épaules de sommes, sous le joug des bovidés. C’était demeuré implanté comme un chancre syphilitique qu’on avait beau curer, rien n’y faisait, le pus des descendances n’avaient de cesse d’emplir ses futurs poches matricielles.
Elle se lâchait, sans discontinuer, sous un falot fané, assise à table et tremblottante.
«Un jour tu diras, tu raconteras tout, à moi, il ne faut pas parler du bon vieux temps ou d’antiquités. Tous ces objets prisés des brocantes représentent à mes yeux autant d’abominations que d’instruments de torture!
Chernex et Planchamp, c’était la misère noire, des conditions épouvantables, et cette misère avait une odeur, celle de la tourbe et des linges sales, rancis par les toilettes corporelles et les savonnages domestiques.
Il faudra raconter, tu me le promets, toi qui peut?
Cette cuisine comme un bouge, avec la mère de ton Grand-Père perdant ses menstrues au milieu du carrelage, retournant sanguinolente aux champs ou à la vigne, pendant que le père tonnelier courbait ses lattes de fûts sur un établi empli autant d’outils que de verres devenus opaques sous d’anciens Rouges évaporés. C’était à en avoir de quoi se chopper les sangs et les fièvres générationnelles!
Gervaise n’était pas plus assommée à la Goutte d’Or, que nous l’étions au chemin des Porteaux, du Bottier, ou les nombreux autres sinuant entre les côtes insalubres des pâtés de Chernex.
Puis il y avait les enfants, comme si la gêne ne suffisait pas, il fallait que ça arrive par pelletées, les uns derrière les autres, des tas de boules visqueuses, de ces morveux gueulards, disait ton grand-père, résultants de ceux qui devaient ne pas avoir su ce qu’était la retirette ou le bouchon!
Le bouchon… Il aurait été bien utile aux deux endroits. Sur le col de la bouteille et celui de l’appendice érectile. Tout avait le goût de bouchon, du gruau de coke; ça sentait tellement fort, qu’on pouvait ruminer l’arôme des mois entiers.
Et c’était la plus fragile de toutes, la Lizette, qui avait écopé… »
Du goulot de la théière s’écoula un beau thé mordoré. Un luxe, lorsqu’on faisait une pause dans le temps présent, avant de reprendre les yeux exsangues:
«Elle toussait depuis des lustres, tu sais, mais là… Puis ce Chernex, je ne le dirais jamais assez, parce que maintenant on serait loin d’imaginer la chose, mais à l’époque du bon vieux temps, c’était tellement malsain, surtout lorsque la mauvaise saison déboulait à grands pas! Les rues ravinées par la pluie, le manque de jour, les lessives aux fontaines, plus un frère malade, de ces maladies qui font croire que le Diable venait ramoner dans votre gorge! Le Haut-Mal comme on l’appelait. On se croisait sans cesse enfouis dans des gros chandails grisâtres, regards obliques, entre les parois suintant l’humidité, les draps humides, les murs comme des revers de fosses, se tapissant de champignons verdâtres.
L’aïeule se figea un instant puis, reprenant son souffle, menue et les yeux fixes
«Qu’on ne me parle plus du bon vieux temps! Ceux qui en seraient tentés seront vite servis. C’était du Zola! De façade à façade, tout devenait sombre et lorsqu’il pleuvait c’était pire encore! On voyait les rebondis de tourbe salir les tabliers des bicoques, une espèce de nuit saumâtre, entre maladie, efforts surhumains, esclavages de groupes. Il y avait ceux qui étaient au MOB, en tant que cheminots, et les autres postés aux réfections des voies, et c’était là que la maladie montait, par les chevilles d’abord, avant d’attaquer par froidures successives les bronches et les méninges. Aussi on ne regardait pas; pour se réchauffer, on buvait plus qu’il ne fallait pour un seul homme, et lorsque celui-ci ne supportait plus l’assaut des degrés, gare, il devenait mauvais!
Et les gamins juste par-dessus, les uns sur les autres, ça se foutait dans le buffet ainsi, puis lorsque le rôti sortait du four, on ne se rendait compte qu’au bout d’une année, de tous les détraquements nerveux liés à la boisson.
Ça tapait la galoche sur le pas de porte et exigeait que la soupe soit servie à l’instant. Que le pain soit disposé, ces tranches épaisses semblant pétries de glaise et de paille. La femme avait déjà fait deux services pour abreuver la tablée, alors qu’elle n’avait pas encore fini d’écoper une demi assiette de potage. Elle ‘prenait dedans’ comme on disait.
Il fallait voir la suite, quand on avait mouillé cette sauce par du gros rouge, ou encore rempli plusieurs fois les verres de ce goudron liquide à mauvaise fermentation. C’était des accoudées interminables sur les écuelles, la mine patibulaire et les joues en feu. On attendait la suite qui arrivait comme du gâchis, cuvant en sourdine des reproches haineux. Comme on se serrait la ceinture, on essayait de trouver des choses visqueuses, collantes ou gluantes, capables de remplir les interstices du manque. Cervelas croulant sous la mayonnaise, beurre parfois ranci, ces grosses mottes de ménage jaunâtres qu’on torchait jusqu’à la dernière parcelle à l’aide du couteau ou avec l’ultime nocette de la soirée. On y allait bon train avec les pommes de terre en robes des champs, écrasées à la fourchette, parsemées de sel et de peaux terreuses.
Toute la table s’emplissait d’un film gras et collant, une de ces tables constamment malpropre, constituée d’un revêtement à base de linoléum mou et renfoncé, brunâtre, moucheté de petits points blancs sur lesquels les avant-bras demeuraient poisseux. Alors, dans les assiettes, comme des bœufs à l’abreuvoir, alors que montait les vapeurs du breuvage, se collait la buée des corps et des casseroles contre les vitres; on entendait cogner dans les dures assiettes les services de tous ces besogneux qui rongeaient leurs freins en même temps qu’ils lichaient leur pitance.
Il ne faut plus me parler du bon vieux temps!
Je me rappelle aussi la honte que j’avais eue avec maman, lorsqu’elle commençait à fixer haineusement les gens. On n’osait plus sortir avec elle, tant on craignait l’une de ses réactions imprévisibles.
– Se sont des espions! Il y a des espions partout à la solde de l’Allemagne. Je le sais. Lui, là, c’en est un! Ils sont tous venus pour vendre la Suisse!
«Puis elle crachait dans leur direction. Ou alors, en chantonnant de manière compulsive toute la sainte journée, elle suivait du regard ce qu’elle semblait apercevoir par la fenêtre. Il y avait des chevaux en grandes tenues d’apparat, des officiers, des aides de camp, tout un cortège ouvrant le passage de l’Empereur François Joseph de Habsbourg. Elle était persuadée qu’on faisait partie de leurs descendants. Qu’ils allaient être assassinés, parce qu’on avait fait de même avec l’Empereur Guillaume qui avait bel et bien sauté comme un pantin sur la machine infernale! Toujours ces sales espions, ceux de 14-18 qui n’avaient pas quitté le village, oui des espions! Et de cracher encore des volts de hargne, au-devant d’invisibles agresseurs.
Il fallait, non plus, pas oublier ce frère épileptique qui bouffait la vie, bouffait la famille, l’instruction, car il fallait soit le garder à la maison en prévision des crises, soit le charrier à l’école et là c’était peu sûr. Il pouvait très bien se mettre à gesticuler dans tous les sens et asperger l’assemblée à coups de grands jets de bras, la bave aux commissures des lèvres. Ça hurlait comme un porc à l’abattoir en se débattant sur le carreau, des convulsions nerveuses qui, ensuite, gardaient l’homme prostré et dans un état d’abrutissement profond. Les gamins se fichaient de nous, j’étais celle qui traînait le cinglé du village, le chimpanzé furieux, le diable en personne semblait l’habiter et cogner de l’intérieur pour le déchiqueter à coups de hoquets anarchiques.
La condition des femmes. Ce n’était même pas une question à aborder, rien de cela n’avait encore germé. Elles se sacrifiaient pour les garçons, la femme ça a toujours été une moins que rien qu’on ne comprenait pas, surtout quand elle avait ses périodes. Faut pas chercher, disait-on. Et quand l’une d’elle osait se plaindre de lassitude, ou d’effleurer la remise en question de sa destinée, elle s’entendait rétorquer à la face: «Ce sont des histoires de bonnes femmes, on s’en mêle pas!»
Puis tous ces rustres de cracher sur la truelle en rabattant le mortier.
Le bon vieux temps…
Tu raconteras, hein?
Le soir, le père rentrait de guingois et la mère fixait le mur entre les filets d’humidité ruisselant en diagonale, afin d’assister à la chasse de Louis II de Bavière, cette fois-ci. Mais il y avait un lien de parenté entre les deux, tout de même: Sissi.
La folie est ronde, et parfois le bourdonnement d’une mouche prisonnière tournoyant à l’intérieur du bocal, révèle l’endroit de la fêlure.
Comme la mouche, la folie parvient à rentrer, mais plus à sortir.
Les femmes, je le répète, poursuivaient l’aïeule, c’était moins que rien. C’était à deux doigts d’accoucher sur un seau, puis de repartir dare-dare aux champs, en livrées, ou comme bonniches dans les grands palaces. Elles pouvaient en avoir comme ça six ou sept, avec des chétifs en bout de lignes. Alors les fratries regardaient, les yeux rougis, les rachitiques qui mourraient d’un rhume en se consolant d’un dormitif entre les dents, comme ceux qu’on donnait aux nourrissons: Une couenne de lard trempée dans la pomme.
Puis venait le temps des fontaines, des grandes lessives plongées dans l’eau glaciale. Des charretiers qui vous regardaient de biseau le dessus des cuisses ruisselantes. Parfois, avec la rude cognée contre une fesse, tout était permis, mais après les premiers instants effarouchés de béguin venait un esclavage sans fin. Les culottes fendues dans les vignes permettant de se soulager à la va-vite, facilitant aussi des saillies furtives, quand ce n’était le sang des menstrues qui s’écoulait le long des jambes avant de rejoindre la terre chauffée à blanc. Cela formait des plaques coagulées, on pouvait les suivre à la trace entre les sarments.
Ça excitait les mâles, et les chiens tournaient sans cesse, empêtrés de mouches, renâclant autours des échalas.
Ah, ce bon vieux temps! »
Puis elle se taisait, le nez rivé dans son sucrier, entourant la théière brûlante de ses mains. Parce que le temps était devenu plus clément, en apportant le confort de la modernité. L’eau parvenait à l’évier, le gros ballon d’eau chaude en procurait suffisamment pour prendre le bain hebdomadaire.
C’était autre chose. Ce qui avait manqué pendant la guerre de 14-18 ne se rattrapait pas en 39-45. Le blocus tuait les dents. Décalcifiait les os. Mais on avait eu du suivi, des parents attentifs en deuxième dynastie, qui se tuaient pour trouver des produits de première nécessité.
Alors, maintenant qu’arrivait la vieillesse grabataire, on repensait à tout ça. À cette pauvre Lizette sur son lit d’hôpital, le teint cave. Les nattes grasses éparpillées sur la poitrine. Puis ce lit étanche à toute douleur, ces montants cireux, les draps glacés comme un linceul, avec, sur la table de nuit, une petite plante perdant ses plumes. C’est à se demander comment on avait pu résister aux bacilles de Koch, en dormant dans le même lit qu’une malade! Effluves et miasmes n’avaient pas eu raison de la grande Soeur, malgré l’étuve des fièvres à nuits entières!
On n’avait jamais plus rigolé depuis la boucle de rideau passée à l’annulaire.
Entre Planchamp et Chernex, le charretier devant sa porte, la belle mère en noir, à peine dégrossie du Piémont et le père rond comme une queue de pelle qui avait déboulé l’escalier en restant moitié invalide, la hanche en porte-à-faux. Les cours crasseuses, des glaires, générations de glaires partout, produisant du mucus, et ces derniers se retrouvant soit en consanguinité, soit dans les artères, bouchant tout, cholestérol transgénérationnel se répliquant dès les cellules, fourguant sa morve un peu partout. Avec des transpirations grasses et denses sous les bras. Une odeur fade de pisse, de putréfaction, ces choses abjectes lubrifiant la moindre des articulations. Toute une descendance qu’il faudra tenter d’extraire des grumeaux et du lait caillé.
La coiffe blanche de la mezzanine.
Mais où donc y-avait-il eu du blanc? Il n’avait pas neigé, il neigerait plus, tout resterait indéfiniment gris et noir.
Le temps était venu de rendre l’âme, de sortir de l’orbite familiale en mettant plein gaz.
Échapper à l’attraction familiale, alors que la béchamel n’en continuait pas moins d’attacher aux semelles!
Lorsque que le bon vieux temps perdure sans rien à retransmettre, sans cette conscience à écouler aux descendants, qu’il faut tout faire pour émerger du chaudron des ordres sourds et des destinées qu’on tente par tous les moyens de nous faire endosser, tant que tout perdurera ainsi, le temps sera toujours vieux, ni bon, jamais utile.
Il est temps d’allumer une chandelle sur la fermentation des hontes et des humiliations, au lieu de maudire l’obscurité, vanter l’obscurantisme.
Crasse.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le bon vieux temps», Noël 2015 – Tous droits de reproduction réservés.