Les vitraux magiques de la chapelle des Avants
Voici le 62ème conte de Luciano Cavallini, écrit spécialement pour Noël.
CONTE FANTASMAGORIQUE DE NOËL
POUR LES ENFANTS DE MYMONTREUX.CH
Les vitraux magiques de la chapelle des Avants
Genre: Conte de noël
à Jenny B.
C’était par une soirée de 24 décembre bien froide, on ne voyait pas à deux mètres à la ronde, et pour se diriger vers la petite chapelle de bois des Avants, il fallait se munir de torches et de lanternes.
L’étang avait gelé, quand la lune y paraissait on pensait qu’il s’éclairait de l’intérieur, qu’un domaine se cachait sous la surface, avec de drôles d’ombres espiègles s’y faufilant.
Mais cette lune aimait bien jouer des tours pendables aux hommes et aux bêtes de bonne volonté car, sur l’écuelle de lait du chat, elle y posait sa face placide, et bien des chats pensaient fièrement boire lune en dédaignant le lait. Aussi étaient-ils très surpris en la voyant le lendemain soir un peu plus tard, guigner d’un lampion moqueur sur les hautes cimes des arbres bordant la route de Glion.
Il faudrait attendre le lendemain matin, ou qu’elle ne soit plus qu’un petit croissant afin de la croquer d’un coup et en un seul quartier une fois pour toutes!
Mais tout ceci, la petite Annelise Vaucher ne s’en préoccupait guère.
Elle vivait seule avec sa grand-mère déjà bien âgée, certains disaient même qu’elle était aussi vieille que les pierres de Jaman. Quand elle passait devant l’église, par la bonne saison, elle cueillait un petit bouquet de violettes qu’elle déposait ensuite près de la bible, tout au fond de la chapelle, en faisant une prière pour sa maman qui avait déjà rejoint les cieux tout clairs et les saints aux mains jointes, comme ceux dessinés sur les vitraux. Puis elle s’asseyait longuement, le visage tout nimbé par ces étranges lueurs filtrant au travers du verre, laissant le corps bizarrement engourdi sur le banc, et le cœur déjà là-bas, de l’autre côté des coloris ouvrant sur un monde constitué d’harmonie et de paix.
Puis elle repartait bravement vers sa petite cabane, entre la combe des Avants et la route de Glion.
Des fois, dans la maisonnée, il manquait de bois pour le feu. Il était difficile d’en trouver, et comme elle était petite elle n’arrivait pas à en ramasser des quantités suffisantes dans la forêt de Jor, pour réchauffer l’aïeule toute une soirée.
Et les Noëls s’égrainaient plus à la braise qu’aux chandelles.
La faim tenaillait aussi le ventre.
Toutes les années Sylvère Grandjean, le boulanger du village, façonnait les bûches et les brioches pour la fête du réveillon et les repas du lendemain. Dans l’air vitrifié de gel, les bonnes odeurs fuyaient gaiement les soupiraux du fournil, allaient loin rejoindre les alentours, et bien sûr poussaient jusque devant le palier de la petite Annelise. Alors la fillette, sans rien comprendre des utilités et de l’abondance dont les autres enfants semblaient profiter si facilement, tournait son faciès interrogatif vers sa grand-mère, les yeux exsangues en lui demandant, depuis plusieurs années de suite, pourquoi ils ne pouvaient pas eux aussi avoir droit aux pains d’épices, aux buches et aux brioches de la Noël?
Elle ne savait pas ce que voulait dire le mot misère, pauvreté; en Suisse on ne l’était pas, personne n’avait l’air de cela, alors pourquoi ça arrivait puisque que comme tous les enfants de son école, elle était aussi de la région et née ici!
La grand-mère la contemplait avec chagrin, en remontant son châle élimé sur les épaules, puis elle sortait de la poche de son tablier un quignon de pain sec qu’elle ramollissait dans un peu d’eau. En hiver, elle en gardait toujours dans un bidon afin de satisfaire les maigres commodités de la maison. Une fois cela fait, elle y saupoudrait un peu de sucre avec de la cannelle datant de dix Noëls écoulés et le tendait à sa petite fille. C’était son biscôme qu’elle prenait du temps à savourer. Puis avec des branchages de fortune, l’aïeule lui confectionnait des petits personnages qu’elle enrobait de vieux papiers pour en faire des jupes de princesses, des poupées de bois mort.
Tout cela faisait partie du repas et des cadeaux de noël, qu’on se donnait en sortie de messe.
Dix Noëls ainsi, c’était long. On avait beau aller vers les vitraux, regarder les grands cieux de verre, les soleils étincelants et les Maries aux visages doux et aimants, comme des mamans penchées sur les berceaux. Cela n’y faisait rien. Dame misère mordait toujours les flancs, fixant son ombre grisâtre et humide sur les coins de tables, dans l’air glacial de décembre, ou sous les torrides étés des prairies surplombant Territet.
Annelise ne comprenait pas, ni la grand-mère, ni personne. Les moissons ne rapportait qu’à peine un peu de lait, pour la crème ou le fromage, il fallait s’atteler des jours durant courbé à la faux, ou pâturer très loin et très haut avec les bêtes, et qu’aurait fait la petite toute seule, qui aurait pu la garder pendant tout ce temps-là? On ne se mêlait pas aux pauvres, on mélangeait pas les farines blanches avec la cendre du charbon, ni les robes de dentelles et de soie avec le jute et le chanvre rêche des nécessiteux.
Alors quoi, encore un Noël, puis un autre, puis encore et encore? Est-ce qu’un jour le vitrail s’ouvrirait, et les blancs sapins s’écarteraient-ils sur des amonts translucides ou scintillants? Verrait-on toutes ces lanternes creusées dans le givre et contenant une étoile, de ces étoiles que le Bon Dieu enferme un instant dans ses luminaires, afin d’aider les âmes pauvres à rejoindre Son Amour et Sa Miséricorde?
Il paraît qu’il avait une maison toute jaune et bien tiède pour les enfants qui avaient eu froid, et des épices, des biscômes, et des anges qui chantaient si bien qu’on voyait les formes de leurs cantiques friser comme une aurore boréale par dessus le toit du paradis. C’est Grand-Mère qui le disait. On pourrait retirer haillons et guenilles et se balader partout avec des robes, avec tous les vêtements qu’on voulait, encore plus blancs que l’hermine des neiges, et qui tenaient plus chaud qu’un seul des rayons du soleil qui faisait lever les épis de blé ou argenter les fleurs de pissenlit… Il paraît, oui il paraît que tout cela c’était bien vrai!
La veille de Noël était là, pour la dixième année consécutive, et ça sonnait déjà 22 heures au carillon de l’école et au clocher de l’église.
Avant minuit, il n’y aurait personne à la petite chapelle. On aurait le temps de s’y installer un peu, et ce n’est pas le jour de la naissance d’un enfant qu’on jetterait dehors un parent avec sa petite fille qui ne savait où aller et avait grande faim; certainement, on ne ferait jamais ça une nuit pareille.
Sylvère Grandjean ne cessait d’alimenter son fournil; depuis la rue on voyait même le feu dorer le soupirail. L’arôme des épices envahissait les moindres recoins du village des Avants; on livrait partout, le Grand Hôtel s’était illuminé, avec son grand sapin derrière l’oriel, ses guirlandes et ses bougies multicolores scintillant de mille flammes, ses plats argentés de victuailles, tout parvenait partout et la belle mie blanche des petits pains au lait s’entassait sur des plateaux pyramidaux, oh que oui, partout c’était bon, partout c’était bien, partout c’était la fête!
Mais la grand-mère, de son bras sec comme une étoupe, tenait sa petite fille par l’épaule, tentant de la réchauffer, de lui raconter des histoires, de lui dire de penser à maman, que ce soir-là était un soir d’amour pour tous, et que les mamans revenaient toutes vers leurs petites filles, elles les voyaient et que même si on ne les apercevait pas, on ne les entendait pas, qu’on ne sentait pas leurs baisers, ils arrivaient quand même sur les joues des enfants afin d’atteindre leurs cœurs; car les baisers des mamans, c’étaient ceux qui étaient les plus forts de tous, plus forts que ceux de n’importe quelles reines, impératrices ou princesses, plus riches, plus doux, plus aimants, comme des trésors d’or et de lumière.
Il fallait regarder le vitrail comme quand on regardait un ciel étoilé, qu’on était à l’intérieur du lampion et qu’on ne pourrait donc plus avoir froid, ni être malheureux, que c’était devenu impossible.
On oublierait les vieux habits et la faim, d’ailleurs il restait encore un tout petit peu du quignon du pain et le trognon d’une pomme qui avait pris le goût de la cannelle en fond de poche du tablier. On se le partagerait sur le banc d’église, avant que tous les autres arrivent. Puis on resterait côte à côte avec toutes ces familles avec enfants se serrant les uns contre les autres et cela donnerait, pendant une heure ou deux, de la bonne chaleur humaine aux odeurs de mandarines.
Personne ne refuserait cela à son prochain, surtout pas en Sainte Nuit.
Personne.
La grand-mère poussa doucement sa petite fille vers le premier banc, tout devant, encore plus, là où la bible est aussi grande qu’une vie entière à l’épeler.
On avait installé des torches de résine devant chaque vitrail et on voyait bien les saintes et les saints, et des tas de petits Jésus enfants danser sous la farandole des ombres et des flammes, puis s’agrandir, puis devenir plus grands, toujours plus hauts. Il y eut comme une étrange rumeur, comme si les fenêtres devenues miraculeuses se furent ouvertes avec une impression de grande chaleur, prenant la forme d’une coiffe de Marie, d’une femme ogive dans l’embrasure des pierres.
Il faisait bon, il faisait chaud, la neige disparue formait un chemin doré parmi la cire des flambeaux qui s’écoulaient à mesure dans les champs, en demeurant incandescente.
En même temps et toujours plus fort, grand-mère pressait sa petite Annelise contre son cœur.
La faim avait disparu en même temps que l’appétit vorace de la misère.
Se sont les ouailles bien grasses et bien portantes du curé qui, à la messe de Minuit, ne retrouvèrent plus que deux guenilles vides sur le premier banc de la chapelle de Bois, des Avants-sur-Montreux.
© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), Contes fantasmagoriques de Meux, «Les vitraux magiques de la chapelle des Avants», décembre 2015 – Tous droits de reproduction réservés.