Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 20/04/2015

La disparue du Caux-Palace

Voici le 29e conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini, contes dont toutes les intrigues se passent sur la Commune de Montreux. Ici au Caux-Palace…
LA DISPARUE DU CAUX-PALACE
Genre: Fantastique
à Jenny B.
Il y avait ces verrières en enfilades, contre lesquelles le père Froizel aimait s’accoter. Les grands interrupteurs de bakélite, le tableau des alarmes, pour les domestiques, avec les numéros s’affichant sur mosaïques d’ivoire. Partout de la clarté, des housses à moitié remises sur les protubérantes hanches des fauteuils, cette blancheur jouant avec les vitrages, des rideaux plus hauts et cintrés contre les baies à pignons. Cela émergeait des façades comme de petites tourelles indépendantes, aux circonvoisines clartés nimbées d’azur.
Le grand névé des recourbes de Naye disparaissait sous les nues, et les nues se mélangeaient aux nuages, le jour partout mêlait sa traîne vaporeuse, emmenant les rêves et les imaginations fanées au delà des versants masquant l’horizon.
Il devait y avoir des campanules, sous la neige, puis plus tard, bien plus tard, les narcisses, maculant les champs d’étoiles stellaires et qui frissonneraient sous la brise toute emplie de senteurs printanières.
Et cela, tout cela, comme des traits de craies disparates, clignait sous les contours ravinés de la plaine, et de son puissant plateau où scintillait le miroir Lémanique.

Quelque chose n’allait pas chez Froizel. Il était au delà de tout cela, il dérivait sur les roches et les parcs en terrasses, ondulant d’un plan à l’autre au dessus du vide mercurien.
Les colonnades des murs, les vasques, les marbres ensommeillés, quelques statues alanguies sous des arbustes, puis cette raideur de l’homme accroché au mur, contre la rugosité de l’élément le séparant du vide.

Le paysage miroitait sa profondeur contre les glaces du Caux-Palace, les salons et les chambres semblaient éblouis de cieux sur lesquels on aurait coulé du cristal.

C’était ainsi tout les jours, il scrutait sous les ombrages, en cherchant aussi parfois du côté âcre des fontaines, dont les murmures frais se mêlaient parfois aux vrombissements des bourdons, dés que le soleil dardait ses rayons.

On ne savait pas ce qu’il cherchait, car il ne parlait à personne. Cela faisait bien six mois que c’était ainsi, il avait perdu le caractère enjoué que lui reconnaissait les autres pensionnaires. Plus de bridge, plus de partie de billard, ni le plaisir d’un bon verre de cognac pris dans le profond fumoir laqué de bois, avec l’index sensuel et brun d’un partagas en bouts de lèvres.

Il partait tout seul en direction de la gare, en recherchant les endroits les plus exposés à la lumière, semblait poursuivre une quelconque silhouette gardant toujours la même distance entre eux, sans pour autant qu’il ne parviennent jamais à la combler.

On ne voyait pas grand chose sur lui, si ce n’est son paletot de tweed usagé, et parfois l’un des boutons agrafé de travers. Il coulait toujours son regard sur la plaine, vers ces fonds ou des écailles de tessons flambaient, vers les berges finies du lac, entre la plaine du Rhône et le Bouveret.

D’autres l’apercevaient la tête levée en direction des hauts sommets, il semblait y avoir quelqu’un là-haut, lui faisant signe, à l’aide de grandes guirlandes offrant leurs quelconques arabesques, puis une taille, puis un visage, puis des mains comme des étamines immaculées, l’appelant encore, en vain, tout comme ses pas tentant de boucler les distances. Il fallait toujours que ça se passe entre les Recourbes, sur la pointe de la Cape aux Moines, vers La Perche. Un vague tourment de silice, une concrétion calcique qui aurait pu ressembler à une promeneuse égarée.

C’était entre les montagnes, au delà, sur leurs visages enfarinés tournés vers les étoiles, là où les jupons zéphyriens frôlaient le rude granit, celui qu’on cherchait à forer avec l’aide du globe lunaire, lorsqu’il faisait froid et limpide et que c’était l’hiver.

Alors quand au loin, de l’aube au crépuscule, les volutes tant attendus ne s’étaient pas manifestés, il détournait finalement son visage du côté de l’énorme bâtisse.

Devant la rotonde translucide, par delà les plus petites fenêtres, elle brillait encore, il y avait toujours un astre qui parvenait à s’accrocher à la bordure du toit, même si les cieux demeuraient bien plus profonds encore. Une goutte luminescente perlait, sur la gouttière aux chats errants, tard dans la nuit ou le matin aux aubes chahuteuses, alors que certaines haleines faisaient grincer les girouettes.

La dernière fois, c’était accroché derrière un œil de bœuf qu’il sembla apercevoir le halo. Alors il courrait léger, il n’avait jamais été aussi léger, cela aussi lui paraissait bizarre. Car auparavant, son grand âge lui avait occasionné bons nombres de douleurs et maux de toutes sortes, hors là, il se déplaçait à nouveau tout guilleret, allez seulement comprendre…

Il entrait subrepticement par le vaste escalier de bois, croisait tous ces objets austères et noirs que sont interrupteurs et autres crochets d’usages destinés aux services d’étages. Il voyait partout la même forme le hanter, cette nébuleuse fine, aux membres phosphorescents, voguant au milieu d’une onde semblant les soutenir.

Des femmes de chambre croisaient, coiffées de leurs rubans caractéristiques au sommet du visage, d’autres, d’allures plus quelconques, lui fonçaient au travers, sans même le saluer.

La façade côté nord, ne semblait rien laisser diffuser, pas même l’air, pas même la noirceur du macadam, car, à ce moment là, c’était une autre nuit qui prenait pouvoir.

Dans les méandres du Caux Palace, les univers semblaient s’interpénétrer, on glissait, on longeait de grandes rambardes, des couloirs interminables recouverts de tissus rouges, de portes sculptées avec des judas semblant vous scruter jusqu’à l’âme.

Robert Froizel se sentit perdu en rentrant dans sa chambre, ouvrant sur la tourelle ouest. Il voyait ces coins de tapis lacustres se dérouler par franges successives au loin, vers les coudées de Lausanne, ou par delà la courbure de Genève. On sentait tout ce liquide, toutes ces ténèbres, ils ne faisaient plus qu’un, contre l’atmosphère lourde emplissant les vieilles pierre du Palace.

Au matin – Mais dormait-il – il vit en face, sur la Haute-Savoie, les neiges disparaître sous les brouillards. La neige s’en allait toujours d’abord, puis la brume, et ça redevenait grisâtre ou violet, comme les soirs d’hiver sans givre, quand la nuit passe au cirage les vitrines du paysage.

Le père Froizel était fatigué, alors il traînait le pas, marchant d’un coin à l’autre de la pièce, parfois toute la nuit, parfois peu avant l’aube.

Elle était passée par là bas, vers le côté le plus ancien du jardin, là où la route entreprend son premier virage en tête d’épingle, direction Glion. Un point comme une luciole apparaissait, puis grandissait ou s’épaississait, c’était selon. Cette silhouette, il la reconnaîtrait parmi toutes. Peau blême, taille sculptée à la plume de cygne, les hanches, ces petits promontoires d’albâtre, les poignets en faucilles, ruisselant de reflets contre leurs crêtes acérées, le visage semblant soulever à mi-hauteur comme des lampions d’enfants, un ruissellement d’émail sur des lèvres fines, se lovant l’une sur l’autre, oui, c’était bien ça, la silencieuse bouche close au sommet du coeur.

Il entendait même à peine, crisser le gravier de l’allée, qui chose curieuse s’éclairait de l’intérieur dés qu’elle le longeait. Il suivait, elle partait comme de coutume en direction du vieux théâtre. En levant les yeux, on voyait cet immense château dont les baies saturées d’ombres, murmuraient des nocturnes pouvant parfois sembler hostiles. Odeur de tilleul, pourtant, se sont les lourds marronniers et platanes, qui protégeaient les ombres de pas qui auraient pu demeurer encore plus sombres qu’elle.

Sur scène, les frisants aux quinquets de gaz éclatants.
Elle avait mis sa robe blanche serrée au poignet, et dont la taille était coupée en deux par un long cordeau écarlate. Il n’y avait jamais plus eu d’autres formes que la sienne en sa vie, comme un éclat de cire pétrifié dans une vasque d’eau froide.
Faufilée entre les glaces de la patinoire de Caux, elle appuyait les mains, et sous cette marquise de givre, lui souriait. Elle vivait ainsi entre givre et glace, l’été enrubannée sous d’autres lactescences, se douchant sous l’écume des aubes et des bateaux à roues. Droite sur la rambarde, claire, une soyeuse en robe, c’était ainsi depuis toujours, malgré les angles physiques et les recoins du monde, fichant leurs ardoises partout sur les combes visuelles.

Froizel le savait, il s’approcherait, et se retrouverait comme un enfant tenant une étoile de neige au creux de la main. Il n’y aurait plus aucun signe de quoi que se soit en l’ouvrant, à peine une trace humide, et encore, cela devait provenir des yeux, de ces petits chagrins qui sonnent en clochettes aigres, avec les soldanelles en lisières de chemins.
Cela recommencerait, indéfiniment, avec un peu d’oubli entre deux, et beaucoup d’espoirs vains en bouts de sentes.

Les étudiants du HIM n’aimaient pas trop circuler de nuit dans les couloirs du Caux-Palace, ce n’est pas qu’ils avaient peur, mais on ne pousserait pas jusqu’à volontairement déambuler entre la tourelle ouest et le théâtre…

© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «La disparue du Caux-Palace», mars 2015 – Tous droits de reproduction réservés