Le Sacre de Stravinski
Voici le 24ème conte de Luciano Cavallini, dont la trame – pour tous les contes – se déroule à Montreux.
LE SACRE DE STRAVINSKY
Genre: librement adapté d’un fait réel.
“Il faut du flair et de la force”.
Comme les mathématiques, les grandes énigmes de l’univers, les replis quantiques, la matière noire, les mondes parallèles, et ce depuis l’étincelle du Big-Bang – dont on ne sait toujours pas qui a allumé la mèche –
l’art doit être universel, toucher tout le monde, provoquer la même impression physio-émotionnelle chez les peuplades atteintes, quel que soit le mode socio-culturel en lequel elles évoluent.
Cela est l’art, ce que les foules ressentent de «concert», en entrant par exemple au coeur d’une cathédrale.
C’est art-là est sacré, l’autre ne fait que découler d’une névrose et n’exprime ni les mêmes sensations et sentiments que le premier.
Je dois parvenir à la même symbiose qu’un Bach, construisant ses partitions selon la divine loi du Nombre d’Or. Pour cela il faut partir de la base, du rez inférieur, le UT, là où commence la conception, le bain nuptial primordial avec un couple d’élus possédant déjà sa pleine puissance germinative.
Ce sera un combat de tous les instants, qui exigera d’eux une terrible force psychique et mécanique jusqu’à ce qu’ils parviennent à leur fin.
Dans la terre, il y a ce mystère de la motte, cette belle glaise brune, que l’on voit retournée luisante et grasse contre les cieux de Bérange. Toute cette allée menant de Chailly village jusqu’à la Tour de Peilz, que traverse une mince sente ondulante de matière charnelle en devenir.
Cette odeur de mucus remontant à l’air libre, de ses salives ou glaires prisonniers des labours et enfermés lors des mois froids, au plus profond de leurs matrices.
Il faut, je me dois de fendre ces épithéliums d’un viril coup de soc, afin de labourer ces squames morts retournant au fumier, tandis que les strates éveillés suinteront, par leurs glandes nouvellement frictionnées, les sérums tous vivifiés d’accouplements futurs.
Partout la nature s’ébranle, redonne un élan de rein, on le sent entre le ciel et les houles du lac, lorsque la lumière frappe les ressacs, en tentant de fossoyer la fluidité des rides.
Mais il n’en est pas toujours ainsi. Parfois une grisaille menaçante se couche de tout son long, cassant les remous à la hache, et l’on voit les mousses excitées rouler sur elles-mêmes, s’entrelacer ou se déchirer, gorgées d’air, de ferments inconnus, qui viennent déverser leurs orgasmes sur les hanches du rivage.
La roche dure les fracasse, alors que les flux polissent et usent leurs os jusqu’à constituer de petits galets qui, eux-mêmes serviront de couches aux futurs accouplements.
Les flots toujours se fracasseront contre l’érection des rivages, mais ces derniers resteront enlacés, jusqu’à épuisement complet de leur ossature.
Que vois-je depuis ma fenêtre, depuis cette tourelle fixée comme un nid sur l’extrême angle de la maison? De cette véranda étendue à mes pieds et miroitant au-dessus de mon front?
Je vois l’approche, la bataille, la violence tes turgescences à vouloir de tout être nourries.
Je vois la copulation de l’horizon, ce mince filin labial embrassant le vide sidéral, au terre-plein du sol. Le mystère couve entre deux, en cette ombre à peine distincte où les jours n’ont plus cours. Mais qui donc s’en aperçoit? En faut-il cligner des yeux pour ça! Quand la Divine peau d’azur s’épand sur le tégument terrestre, et qu’il pleure les pluies bienfaisantes d’une mousson, permettant le pétris du renouveau.
Il y a, en cet acte coïtal, tant de sursauts, tant de gifles reçues par les tempêtes, ou de brises imperceptibles lorsque les grands travaux en profondeur permettent enfin que couvent les futures naissances, accrochées aux fonds des hanches maternelles.
Je le vois partout, lorsque l’eau ruisselante sur les tuiles et touchées par un rayon de clarté, s’envole à nouveau, telle une haleine forte sortant d’un flanc scié en deux.
Entre Chailly et Bérange, les murets attiédis, le ruisseau portant l’ail des ours, toutes les herbes digestives purifiant la bile.
Les animaux s’éveillent, les purs-sangs bondissent membrés par dessus les clôtures, la vache râle, la bataille pour la vie anime le puissant pelvis d’Eros.
Comme une rixe encore molle, croulante de lave et de mous enlacements.
L’excitée fluidique passe d’une couche à l’autre, d’une bouche à l’autre, tout s’accomplit dans ce bouillon primordial, l’eau cellulaire, les mêmes liquides interstitiels que ceux des mers précambriennes, lorsque la cellule fit une boucle afin d’y emprisonner ces précieux élixirs en vue de l’évaluation des espèces.
Cette guerre acharnée, violente et sans pareil, assurant les descendances, ces démoulages constants d’êtres glaireux et visqueux, tous issus des replis muqueux d’un être.
Ces pôles inversés s’unifiant, male et femelle, par leurs bassins respectables, pour la grande hémorragie finale, tels les deux hémisphères s’embrassant au-dessus et en-deçà de l’Equateur.
Le monde tel qu’on l’imagine, mais si petit en nous, et si vaste en haut. Les menstrues de la nature, toujours plus fortes et vivifiantes, l’odeur saumâtre d’une soupe malaxée sans répit dans le burin des flancs.
Peau lisse et blanche, les élus se cabrent sous le choc du tremblement de chair.
Les buissons, les forêts, repoussent l’humus et fendent les montagnes, alors que déjà toutes nourrissantes, les cascades perdent leurs eaux.
Encore plus à boire sur l’outre-mère, encore plus de sèves lactées aux lèvres des nourrissons, la glande, qui donne vie, et déchire le sac pelvien, sévice que l’homme à peine démoulé fait de suite subir à la femme.
Si la douceur est humaine, la barbarie l’emporte; que l’on s’imagine seulement l’immersion d’un instant furtif et terrible, où les espèces tirent leurs mitrailles dans l’ovule.
Fécondations soumises et violentes, par moisissures, ovulations, chrysalides, tels ces gros vers blancs trouvés dans un ruclon. Y pensez-vous aux pourritures et putréfactions, grouillantes de vermines, des digestions lentes et sourdes des forêts, que les saisons assassines nourrissent de leurs propres enfants! Tout se passe ainsi entre glandes, oui glandes, on y revient!
Quand le jeune homme et la jeune fille se sentent moribonds, l’odeur, la saveur âcre des peaux femelles suintant les phéromones, cette étrange contexture éprouvée au toucher, et la violence sourde de l’enlacement amoureux, qui n’est autre qu’une guerre d’ensemble, un combat de coups inquisiteurs!
Il le faut, face à ce jour intense, que j’y parvienne, puisque la science fût impuissante à commettre tout ceci.
La virile bataille des naissances doit être perçue par un orchestre, je ne puis me destiner à autre occupation, que celle de générer les sons de la perpétuation!
La musique universelle génératrice de toute la gamme descendante, et notée avec précision sur les futures portées.
Tant de violences s’emparent de l’accouplement, par ces coups sourds tirés de chairs. Et voyez donc à quel point les cris et ahanements encombrent la douleur des côtes forcées, et du bassin tenaillé, par où l’enfantement déchire la grotte.
Personne en cette violence, ne perçoit le cri des tissus s’ouvrant comme un volcan prêt à vomir sa lave. Que tout ce qui est maintenu des années durant à l’abri des terres inviolées, d’une mère douce, protectrice et affectueuse, tout ce qui descend de là, n’a pu l’être qu’au prix d’une impitoyable sélection de gamètes et de meurtres en série. Que rien ne distingue à priori la vie triomphante, de l’anéantissement total des autres cellules, à seule fin de pouvoir survivre quelques années.
Le printemps sacre sa force pulsionnelle, mais pas la vie en elle-même dont il ne cesse de se nourrir continuellement.
Tel Chronos avalant ses propres enfants.
Si l’on copiait une société à l’image de la physiologie humaine, nous vivrions dans le plus sadique des totalitarismes, société en laquelle les moindres faiblesse ou état d’âme serait sévèrement réprimé, puis anéanti.
Il faut que l’on sente en mon œuvre, ce combat impitoyable, ce choc des titans s’élevant et retombant comme les frêles vagues d’une tempête nuptiale.
C’est le moment.
Le moment de lever la baguette très haut, et d’œuvrer afin que le cataclysme éblouissant des fusions vitales anime cet orchestre.
Que commence le premier mouvement des élus, nus liés, au centre rouge de l’arène épithéliale sacrant le Printemps!
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© LUCIANO CAVALLINI, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – Les contes fantasmagoriques de Montreux, «Le Sacre de Stravinski», 2014 – Tous droits de reproduction réservés.