LES TOURMENTS DE NABOKOV

Voici le 22ème conte de Luciano Cavallini. Ils se passent tous à Montreux, celui-ci au Montreux-Palace
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LES TOURMENTS DE NABOKOV
Genre : Récit-Fiction

Lieu : Intérieur jour, Montreux-Palace
C’en était bien fini des nymphettes, ce livre colle à la peau.
Non mais regarde-toi un peu, as-tu vu cette gueule? Il serait temps de grandir, mon vieux, ton visage défraîchi, tes mains tavelées, cette bedaine, cette espèce de bosse de bison sur le haut du cou.
Alors tu peux bien brûler dans tes draps, te retourner dans tous les sens, tirer sur un mégot, il faut en faire un deuil.
Ter-mi-né!

Mais il reste ce qui est grandiose. La Bentley rouge, le salut matinal au chasseur ou au concierge, la promenade le long des quais, les Dents du Midi. De la gérontologie, la fadeur la plus tenace, bientôt la sonde entre les jambes et les ravines des aines crasseuses. Les esquarres sur les talons, au sacrum, l’odeur âcre du sébum et plus jamais l’ombre d’un objet féminin traînant à tes côtés.
Je dis pas femme, je dis fille.

Tu pourras toujours sortir faire quelque pas, piaffer ou poiroter, habillé comme en robe de chambre, entretenir ton insuffisance cardiaque en faisant la petite montée des escaliers de Jacob, ou de la ruelle de la Rouvenaz. Je sais, c’est pas folichon, mais t’as plus vingt ans non plus.
T’es plus jeune et t’es usé comme une guenille. Alors il fallait pas oser, même si tu songeais qu’à ça. T’as vraiment aucune retenue!
Tu te vautres comme une tranche de lard sur un bouton de rose. C’est moche ce que tu as fait, tu peux bien respirer l’air de cette foutue ville, qui n’est plus belle du tout face à ta laideur.
Tu penses qu’à te vautrer sur le divan de l’entrée principale, vers la cheminée, en regardant passer les midinettes fringuées friquées.
Tu t’approches et sens leurs eaux de Cologne, mais Cologne est très éloignée d’un déglingué comme toi!
Tu aimes les petits manteaux bleus, les chemisiers lustrés comme une deuxième peau, le col maculant le cou, avec cette fente insidieuse invitant le doigt à descendre plus bas. Là où tu reçois par pelletées le musc pubère s’évaporant de la ceinture, effleurant le ventre, caressant les seins, raflant le meilleur des apocrines mettant illico prestos tes sens knock-out!
La police finira bien par t’alpaguer un de ces jours. C’est pas parce que t’es ici incognito, qu’on te fera des fleurs ailleurs.

Une gamine de treize ans, c’est moche comme constante, même consentante.
Ça se conçoit pas ce genre de truc, même capoté en dégonflé. Et pis en fait de consentir, des clous! A cet âge là, faut pas me la jouer, les filles ne savent pas ce qu’elles veulent du tout, bien qu’elles feignent par intérêts ou par jeux, mais après on se la fait choquée!
On cherche toutes celles qui sont attirées par les fringues, les bagnoles, les robes et les maquillages, tout cet encombrement d’objets colorés aux tons rosés, parfumés, effilés, qui s’entassent en encorbellement sur les tablettes de salles de bains, les rebords de baignoires, de vasques et finalement la peau!

Tu t’empâtes au piano bar. Mais regarde bien. Elle se montre les jambes à l’air, le short coupé frais aux ciseaux biseau, juste pour t’accrocher! Elle fait bouffer sa chemise blanche loin des reins, créant l’espace interstitiel en lequel tu peux imaginer des tas de choses. En fait, elle fait tout bouffer, ne pense qu’à bouffer, bluffer. Parfois même sans faim, ou attendant que sa victime soit rassasiée d’abord d’autres nourritures, afin de ne prendre aucun risque, oui, c’est du tout cuit.

On veut bien se pavaner, mais attention! On ne fout pas la main au cortège, on ne fait que passer sans pincer!
Il va falloir oublier le temps des stations services et des caprices au chewing-gum, puis des pipis consécutifs, les ouvertures de cannettes coca, le paquet de marshmallow ou les films de seconde zone dans les drive-in. Oublier aussi les nuits à la sauvette, le couvre-feu dans des pseudos Motels de passages. Tu en as terminé d’admirer des jambes kilométriques s’ébrouant sur draps de soie, de disperser des fortunes de places en Palaces, juste parce que mademoiselle désirait déposer ses jarretelles sur le plateau à bristol!
Toi tu déposes le bilan.

C’était le bon temps! Elle se peignait les ongles en rouge, tandis que tu buvais ton thé au samovar, repu et pour une fois tranquille. La confiture d’orange dégoulinait dans ta gorge, et tu sentais l’amertume de cette dernière se confondre au tanin du breuvage, aux mélopées de son parfum, aux dorures de la chambre et des stores baissés sur le balcon.
Le soleil déclinait sur Amphion-les Bains, comme sur la Volga, des nostalgies parfois te perçaient à jour, mais en plus petites. Là, tu ne parcourais plus l’espace barrant ton pare-brise US au trois-quarts d’horizon, mais tu te restreignais à la Grand-Rue, regardant de temps à autre vers ce grand champ douillet qu’était devenu livide, ton lit vide.

Belle écume de mer ne louvoyait plus sous les frissons rugueux de tes doigts, tu pouvais imaginer l’espace la décalquant en filigrane, le volume de ses berges, son petit promontoire d’albâtre marquant ses flancs, juste à peine quelques volutes neigeuses, écumant sur la soie. Mais c’était vers la nuit que ça devenait le plus dur, lorsqu’on est couche-tard le ventre vide, et qu’on sait qu’on allait morfler jusqu’au petit matin.
On peut bien égoutter les derniers alcools forts, écouter les touches d’ivoire du semi-queue, égrainant les sempiternels airs, oscillant entre d’ennuyeuses mélopées hispanos-brésiliennes, arborés d’éventails godiches, ou de virils et stupides coups de reins et claquements de pieds tauromachiques, lors d’une parade particulièrement éprouvante de gomina tango.
Parfois il fallait même subir ces crétins, danseurs de flamenco ressemblant à des paons rageurs, ou subir l’outrage d’un Mozart rabiboché à la sauce aigre-douce, parler à des Comtesses aux mouvances d’héliotrope, s’apitoyer sur nos fins d’empires, ou encore tergiverser sur l’hémophilie des principales monarchies européennes.
On devait se complaire sans cesse devant cette soit-disant sensualité latine, dont le mâle dominateur semblait aussi ridicule qu’un gorille en smoking.
Pire encore, lorsqu’en une soirée de bienfaisance comme il y en avait tant au Montreux-Palace, il fallût subir un assaut de dragées roses sur pointes, avec le pire de Tchaïkovski!

Des tas de petites Lolitas bienfaisantes, inoffensives, des potiches rendant les banquiers jouissifs, eux qui aimaient particulièrement jouer à la poupée, une fois la représentation terminée. Il n’y avait plus assez de cygnes sur le lac, il fallait en adopter dans les salons particuliers. Un bel héritage Second-Empire, tout droit exporté d’Opéra, de la Féérie Haussmann, de Bourse et Chaussée-D’Antin.
Rien ne pouvait dissoudre l’ennui en lequel l’âme entière se trouvait immergée.
Rachmaninov, Chopin, Schuman, Liszt, jusqu’à la Sonate au clair de Lune ou Elise, tout ceci semblait se noyer dans un coffret de feutre, se décolorer ou se dissoudre sur les tentures amères du temps, séparant à jamais l’âge des voluptés anciennes.
Le livre marchait du feu de Dieu, on se l’arrachait partout, il devait y avoir quelque part dans les forêts profondes du monde, des ogres toujours en quêtes de chairs nouvellement fraîches!

Non. C’était impitoyable. On en revenait au miroir. À l’image. Au reflet. Se voir outrageusement ravagé par le temps, l’alcool, et la mauvaise vie. Comme Nana rongée par la vérole, sa nana avait par dominance précaire, enfouit la lèpre en son cœur.
Ce vieux machin qui se regardait, qui lui faisait face, qui donc en voudrait, désormais?
Malgré une colossale fortune laissée en héritage, mais dont certes, il profita peu.
S’il est une chose qui le dégoûtait par-dessus tout, bien malgré lui, c’était les chairs lâches et faisandées, les chutes de lambris corrompant les triceps brachiaux, et les siens n’étaient pas mieux que celles des autres.
Si la femme relâche, le mâle boursouffle.
Il s’en foutait de la bonne morale orthodoxe, il fallait dire les choses comme elles étaient; rien n’était plus répugnant dans l’approche physique, que cette corruption de chairs et d’humeurs s’entrelaçant encore. C’était à vous en faire vomir des glaires en fond de gorge. La décadence subordonnée par ce distillat travaillant la dégradation tissulaire, ne pouvait laisser place qu’à des années de tendresse éprouvée pour quelqu’un de très cher.
Mais pas pour du cher payé.

Et lui n’avait pas cela, il ne l’avait jamais eu. C’est bien la vengeance suprême d’une jeunesse captive, prise aux réseaux d’un dérèglement ou début de cancer prostatique.
Sans amour, la chair n’est qu’un abandon de miasmes, d’un côté comme de l’autre, une trace sur les draps, une souillure physiologique rendue publique.

Il déposa la plume sur son écritoire de luxe. Tout ceci, espérait-il, n’irait jamais induire à quiconque que ce put être lui qu’il décrivait ainsi.
Aussi morne, aussi vil que pervers.
Personne ne pourrait imaginer un instant, sous son air aristocratique et vivant dans le plus magnifique des Palaces suisses, que ces descriptions de la vieillesse catabolique, avec tout ce qui s’ensuivait comme calamités, pourraient parvenir un jour à le réduire à néant.
Il était l’auteur, mais pas le héros.
Bien trop au-dessus de tout cela, des travers de l’humanité qu’il décrivait comme on trierait et étiquetterait un monceau de linge sale.
Le buvard maculé d’encre.
Juste une tranche de lard sur un bouton de rose.

Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)© Luciano Cavallini, décembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux, «Les tourments de Nabokov» – Tous droits de reproduction réservés.

(Portrait de Nabokov par William Claxton)

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