Rose Aimée
Voici le 18ème conte de Luciano Cavallini. Tous se passent sur la commune de Montreux
ROSE AIMEE
A Jenny B. Ma Muse.
La gaine veinée de ses bras blanc montait jusqu’à la saignée du coude. Luisance souple louvoyant avec aisance, comme des couleuvres de velours tiède.
Blanche Aimée portait bien son nom, elle semblait constituée de faïence et porcelaine. Le seul point de couleur rehaussant sa physionomie, était un bouton d’œillet rouge qu’elle fixait à la boutonnière.
Elle passait ses journées à cultiver un grand jardin, dont un parterre multicolore qu’elle affectionnait particulièrement, essaimé de vivaces toutes plus flamboyantes les unes des autres.
Rose Aimée renfermait quelque secret, qu’elle aurait de toutes façons eu grande peine à partager, car elle demeurait isolée au cœur d’un bois, limité par la Baye de Clarens et la roche abrupte arpentant jusqu’à Brent.
Sa maison se confondait au temps passé, recouverte de poteries diverses, de charrettes abandonnées, d’une balançoire fixée entre deux châtaigniers, mais que seule la brise continuait d’agiter.
De temps à autres des moutons venaient brouter les herbes hautes envahissant le pourtour du domaine, parfois des chèvres ou un âne s’amusaient également à la fixer derrière les carreaux entrouverts de la cuisine, lorsqu’elle préparait ses confitures d’été.
Rose Aimée possédait un secret.
Jeune, elle s’était lancée dans une magistrale carrière de concertiste, elle avait même acquis une renommée internationale! Puis un jour, en pleine gloire, tout s’arrêta, d’un coup, sans explication aucune. Le piano s’était désaccordé, plus une note n’avait été capable de fuir au-dessous de ses doigts devenus gourds.
C’eût été bon de la voir voguer encore! Le poignet nacré, fragile, survolant l’ivoire et la nuit profonde de l’instrument! Avec de délicieux spasmes, ou de profonds frémissements, semblant parfois agonir sous les adages pathétiques de certains compositeurs.
Que s’était-il donc passé ?
Du jour au lendemain, le monde se vit retiré de sa présence. Elle chercha l’oubli par tous les moyens, le sien d’abord, puis celui des autres.
Elle y parvint presque.
Après s’être arrêtée sur la Riviera vaudoise, lors d’un de ses derniers concerts, elle décida que se serait là qu’elle voulait demeurer, afin d’y égrainer des jours plus sereins, vivre en prenant le temps d’assoupir les passions et les fardeaux d’une existence qu’elle n’arrivait plus à supporter.
Elle acheta donc cette maison perdue, au fin fond d’une végétation luxuriante, s’aménageant une petite chambrette mansardée, avec pour toute compagnie une corneille lui rendant visite tous les jours de la semaine.
Des tas de petits nichoirs garnirent les branches, une collection de trilles égayaient ses journées, avec la rumeur de la Baye coulant du pont de Brent, abreuvant la lisière de sa propriété en un véritable mur de roseaux, avant d’aller se se jeter à gros bouillon au Pierrier de Clarens.
Rose Aimée contemplait sa vie ainsi, assise devant sa maison, écoutant ce que lui disait la terre, voyant sourdre l’humidité entre les franges d’herbes, car, à part le matin, le soleil ne faisait que survoler son îlot. Pour le reste, l’astre ne lui laissait que les guenilles de son passage, suffisantes, selon elle, car la lumière, au-delà d’une certaine clarté, lui blessait le regard.
Elle avait un secret.
Quand elle sortait, c’était juste pour aller chercher de quoi survivre au Village de Brent, ou, en fin de journée, reposer son visage contemplatif au dessus d’un vieux mur parcouru de lierre.
Alors elle regardait au loin. Elle devait voir quelque chose. Ces choses que les hommes d’ici-bas ne comprennent pas. Que les femmes ignorent, prises dans une autre réalité, qui ne compte plus, qui est au-delà de ce qu’on peut ressentir, entre la vision du monde et son mince pétale refermé au-dessus.
C’est que cela revenait tous les jours, depuis longtemps. C’est que depuis la fin de la musique et l’isolement dans la solitude, il n’y avait plus personne d’autre que l’écrin contenant le surnombre enfermé dans un cœur.
Sur le pont de Brent, le profond abysse menait l’esprit se fracasser contre les roches protubérantes. Des amas de bois, des tôles ondulées, formaient des civières argentées ou ocre, entre l’oriel du lac, et l’haleine froide montant des racines en décomposition. Il était difficile pour elle, alors, de contenir ce puissant chagrin l’emplissant jusqu’à saturation. C’était comme de voir le feu incendier le jour, ou l’acier couper le flamboiement d’une dague mercurienne.
Elle avait un secret.
Là, encore plus haut, vers la chapelle, ou l’autre maison, fermée d’une écluse artificielle, c’était ressentir, voir presque le poids de la chair, et entendre encore, tout de même, ces éclats de concerts dans les oreilles, ces airs ou ces mélodies, se transformer tous en Requiem !
Les pas perdus ! La joie sur les chemins de ramasser les pives, de collectionner les feuilles d’automne, afin d’en maculer le moindre espace environnant, autre que celui des sols, autres que les humus séculaires rendant leurs terres salées à la surface des misères, des rappels quotidiens sur le passé.
Si lourd secret, Rose Aimée!
Pas âme qui vive n’aurait pu comprendre cette haute fidélité, rattachée aux mélopées fanées, ce choix de solitude, face aux désarrois emplissant tout! Mais comment parler encore, comment dialoguer avec des ombres, lorsque la grâce infinie d’un être, n’est plus qu’un horizon inatteignable? Et comment aurait-elle pu vivre, éprise d’espaces, sur un terreau plus étroit, sur un lopin à peine mesurable d’un demi-pouce, après avoir connu les plus grandes dilatations charnelles! Les plus hautes notes parvenues au sommet de la gamme!
C’était ainsi depuis si longtemps! Ses accoudées aux fenêtres, ou devant, le matin tôt sur le pas de porte, quand les miroirs de la rosée tiennent les fleurs en haleine! Après avoir été entendue, admirée, contemplée, et tant aimée, qu’est-ce qui pourrait lui arriver d’autre, qui la fît renaître plus que survivre?
Tout était désormais bel et bien fini! Plus besoin d’élargir les bosquets ou de tailler les allées, c’était en elle que ça devait exister! Et pour cela, à part les bruissements de la nature aux sommets recouverts de branchages, cela exigeait le silence total du monde, de celui qu’on perçoit en tant que tel, s’il est de nous, plus qu’on se prétend de lui!
Rose aimée avait un secret.
Elle redescendit l’allée, la sente louvoyant entre les vignes devenues jaunes, les premières meules de fourrage, et l’odeur fumante du bois de cheminée.
C’était lourd dans les flancs, elle ne voyait pas bien les petits lampions chinois se balancer au bout des murets, car les larmes filtraient, avec une grosse chaleur de sel et un point de douleur entre la poitrine du cœur. Là où vers les entrailles, le lendemain matin, à l’aube, il faudrait à nouveau recommencer le grand labeur d’apaisement. Puis, juste après s’en retourner, vers le parterre multicolore, moucheté de vivaces, en se laissant, au sol, couler des quintaux de chairs éplorées, afin d’avoir l’illusion d’avancer jusqu’au soir, jusqu’au moment de la visite au Hameau, puis du Village de Brent, oui, afin de croire que cela irait mieux, qu’on s’était pardonné. Mais au fond, comprendre, comme on le sait d’une chambre ayant vécu les souvenirs jaunis des maladies d’enfance, comprendre que d’avoir à ce point aimé, est une cause constamment mortelle.
Rose, aimant en secret,
Encore.
Car, sous son parterre de vivaces, reposent les cendres de son bien-aimé, celui par qui la solitude s’accomplit avec la capacité unique qu’ont seules les femmes, d’abandonner plus encore.
Ça est là.
Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE) © Luciano Cavallini, novembre 2014, Contes fantasmagoriques de Montreux. «Rose Aimée» – Tous droits de reproduction réservés.