LA FÉE DE L’ÉTANG AUX NYMPHES
Voici le 15ème conte fantasmagorique de Luciano Cavallini. Tous ces contes se passent sur la Commune de Montreux!
LA FEE DE L’ETANG AUX NYMPHES
Les histoires racontées à ma fille Gaïa.
Il ne faut jamais traîner, le soir, lorsque les brouillards du Rhône envahissent les Grangettes.
Derrière les roseaux, soudainement, les nues envahissent les étangs, le paysage disparaît, la plaine se gonfle de reins translucides, les labours font des vagues et le Léman s’effondre, tel un siphon semblant engloutir la marée.
On voit le petit chemin qui longe la forêt sinuer en d’étranges et nouvelles ravines, les ruisseaux se fondre ou s’emmêler avec d’autres affluents, juste à l’instant propice où la nuit, elle aussi, commence à descendre.
L’arbre de l’Île de Paix devient pareil à un bois, des mouettes s’en réchappent, il semble flotter comme un radeau, tourner sur lui-même et sombrer lentement dans les flots, ne laissant voguer qu’une corolle effeuillée en surface.
En son gîte, François Ridelle, regardait avec préoccupation la lente transformation de la nature. Il devait lever ses nasses à l’Étang aux nymphes, et les légendes qu’on lui avait contées enfant à propos des nues du Rhône, lui revenaient en mémoire. L’étang n’était pas loin, mais quand même, il fallait y aller. Et sa vieille haridelle fixée à la charrette, deviendrait nerveuse, les falots chalouperaient à l’avant, perçant les nuées de manière informe et capable d’emmener l’attelage s’enliser dans les sables.
Il fallait observer ce que ça donnait depuis l’extérieur! On voyait bien la massive bâtisse de pierre repeinte en rose, par beau temps, en été, avec ses hampes de glycines, ses fleurs mordorées aux fenêtres, et sa véranda ouverte à tous vents. Les promeneurs ne pouvaient la manquer. Mais là, c’est à peine si elle demeurait reconnaissable, on aurait dit des épaules de géants rabattues sur le sol, avec un vague point noir en guise de chapeau, et qui s’avérait n’être qu’une cheminée.
Les pistées vers Montreux paraissaient suspendues, des abysses se creusaient sous la brume, on n’osait plus risquer un pas, de peur de perdre ses arpents, de ne plus trouver aucun repaire secourable comme abri.
Mais François Ridelle devait lever sa nasse, et puis ces histoires liées à l’enfance, de personnes, de convois entiers qui auraient disparus dans les brouillards!
Ils s’étaient sûrement égarés, ou couchés dans un fossé, mais voilà… On les aurait retrouvés peut-être, depuis le temps, or il fallait bien l’admettre, ces âmes avaient bel et bien disparu!
Après avoir mille fois retourné la question dans sa tête, l’homme robuste qu’il était, ne pouvait se permettre d’être craintif! Quand l’ouvrage attend sur l’établi, on se doit d’être à même de l’accomplir sans tergiverser! Il irait donc, décidé, à l’Etang aux Nymphes !
Une obscurité violacée s’étendait sur la plaine, mélangeant les gouaches du plateau aux encres vespérales. Ridelle attela l’Haridelle, et la calèche – de mèche avec les ternes lanternes aux avant-postes – fut prête à partir.
Jusque-là, la bête ne montrait aucune anxiété, mais il faudrait dompter le pas, tant la vue était réduite à sa plus simple expression.
La calèche s’en alla donc, en cahotant quelque peu, et l’homme de la situation, installé sous une généreuse capote, commença sa lente pérégrination en direction de l’endroit tant décrié.
Il passa le premier ruisseau sans encombre, tout bordé de mains d’ondines, apparaissant et disparaissant au fur et à mesure de la cadence.
Des bruits bizarres déchiraient le silence et la brume, des anxiétés d’animaux pris aux pièges des hommes, parfois un rais de lune, à peine visible, qu’on devinait, lorsqu’un coin de branche semblait plus clair que l’orée ordinaire.
Il faisait cru, l’humidité transperçait la moindre laine, et les vapeurs diaphanes des lanternes, dansaient comme des lucioles retenues par un fil.
L’âcre odeur de la tourbe emplissait les narines, avec celle fumante des naseaux de l’animal, battant les flancs peu rassurants du chemin.
Quelques courants glaciaux emplissaient l’atmosphère, alors qu’une drôle de fange gonflait le terrain, devenu soudainement informe.
Au loin, Ridelle vit avec satisfaction, poindre les pieux rouges de l’étang, arrimant solidement les nasses à la berge.
Personne n’était sensé s’aventurer de nuit, car on savait qu’il était dangereux de s’égarer sur l’Etang aux Nymphes. Les voisins n’étaient jamais revenus, on les perdait tous, âmes, corps et biens, entre les Nymphes aux mains d’ondines, aux pâleurs dérivant comme des cygnes.
Non. Ne pas laisser la superstition gagner l’esprit! François Ridelle, n’écoutant que son courage, aidé par les lanternes de son attelage, plongea les bras dans les fanges immatérielles afin de retirer sa nasse. Son cœur battait fort, il sentait sous ses tempes s’ébattre le pouls nerveux, conduit au paroxysme, en se remémorant les histoires colportées des ancêtres.
La lune blanchie par son corps, survint entre les lucarnes des nuages. C’est ainsi qu’il la vit, allongée au milieu de l’étang, silencieuse, certaines mèches de sa chevelure égarées sur une feuille de mains d’ondine. Elle semblait noyée ou endormie, parée de cristaux, le corps ruisselant d’ondes s’écoulant sur sa silhouette, crinolines délicates et pudiques, protégeant l’intimité de sa personne.
Un calme absolu régnait, la haridelle figée ne bougeait pas une oreille, seuls ses naseaux frémissaient de temps à autre, laissant voir qu’elle était encore en vie. Ridelle ne savait s’il devait accourir vers cette jeune fille pour la sauver ou, au contraire, la laisser en veille, ne pas déranger la profonde quiétude semblant envahir son être tout entier. Il marcha en sa direction, et bien qu’il soit entré largement dans l’étang, il semblait ne pas ressentir l’eau qui devrait déjà, à cet endroit-là, monter jusqu’à mi- taille.
Elle demeurait resplendissante, vitrée de lactescences, fraîche, abandonnée comme au-dessus d’un grand linceul, les bras onduleusement loin, puis revenant à hauteurs scintillantes des poignets, déposer l’inflorescence des mains près du visage. Elle dormait ainsi, ou selon, vivait de cette existence plus lente, végétale, proche de la marche des saisons, du tissu floral et non charnel. L’Étang aux Nymphes devint immense, déroulant à perte de vue ses hordes argentées; on n’était plus au Grangettes et, dans le lointain, le Vieux-Rhône traçait un ruban clair, entre deux étoles de brumes, allant loin en avant, bien au delà de Chillon et Territet.
Un chenal immaculé départageait le lac, entre les rives suisses et la Haute-Savoie. Il était d’ailleurs bizarre qu’il puisse observer tout cela du point où il se trouvait car, habituellement, les roselières empêchaient tous regards d’échapper si loin.
François Ridelle sentit qu’il devait s’approcher mais sa bête attelée à un arbre hennit soudainement. Il n’en croyait pas ses yeux! Elle était devenue blanche! Tout était blanchi, les brancards, les mors, l’attelage qui suivait, délesté sans qu’il le commandat. Même les rives s’enrubannèrent d’étoles disparates. On aurait dit qu’il avait subitement neigé. Mais ce n’était point glacial, et les pas ni ne s’enfonçaient, ni ne laissaient traces au sol.
On était loin des lourdes canicules estivales, des heures gluantes de l’après-midi, s’étirant sans fin, l’ennui forcé, pris dans le besoin lourd d’une sieste de la chair.
Non. Tout était clair et cristallin, d’une fraîcheur revigorante.
Alors il se souvint. Il sut que c’était elle: la fée du marais des Nymphes. En approchant de plus en plus à proximité de la créature, il voyait surgir d’autres personnes, également vêtues de blanc, puis tout un conglomérat de minéraux, de pavés, qui prenaient forme, qui s’assemblaient, afin de former petit à petit un semblant de hameau, un bourg, puis un village entier. François Ridelle crut reconnaître les personnes, dont on avait parlé durant son enfance, ou de disparus plus récents, jeunes ou vieux. Il y avait même des enfants. D’ailleurs ce détail semblait ne plus avoir aucune importance.
Il hésitait encore, une crainte sourde s’emparait de lui, comme une envie de reculer, comprenant que ce qu’il se passait là, sous ses yeux, n’était pas dans l’ordre habituel des choses. Mais en vain. Il entendait comme une voix en lui, indistincte, qui lui demandait s’il trouvait l’existence ici-bas particulièrement joyeuse. S’il ne désirait pas quitter cette vallée de larmes, afin de naviguer sur ces reflets, toujours à la fraîche, toujours oint d’astres lunaires et de sources miroitant grâces et sérénités.
Sa haridelle lui donna une petite tape amicale sur le flanc, plus jeune, plus belle et vigousse que jamais!
Alors, la fée de l’étang aux Nymphes se leva lentement, vint à lui, et lui murmura à l’oreille, par ses lèvres délicatement ciselées: «Nous ne partons pas d’où nous sommes, mais nous retrouvons ce que nous fûmes, et cela ne fait pas mal, ni n’interrompt les pensées.
Nous ne disparaissons pas des autres, mais eux ne le savent pas, car ils ne peuvent voir, que nous sommes passés dans la pièce d’à-côté.»
Luciano Cavallini, membre de l’Association Vaudoise des Ecrivains (AVE)
© Luciano Cavallini, novembre 2014, Contes de Noël pour enfants. «La fée de l’étang aux nymphes» – Tous droits de reproduction réservés.