Le blog de VOS histoires

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Paru le: 27/09/2015

RENCONTRE SUR LES HAUTS DE MONTREUX

À la façon dont tous deux avançaient sur le Sentier des Roses, on voyait tout de suite qu’ils formaient une paire d’amis inséparables.

Parfois l’un était devant, par très loin, se retournant pour voir si l’autre le suivait. Parfois c’était l’autre qui était en avant et lui aussi se retournait pour voir si il était bien suivi.

L’un et l’autre marchaient du pas tranquille de ces promeneurs qui ont l’habitude de fréquenter cet endroit.

À mon approche tous deux tournent leur regard dans ma direction. Un regard clair qui exprime déjà le bonjour et qui donne tout naturellement envie de s’arrêter et de lier contact.

Pour tout dire, il s’agit d’un monsieur d’un âge certain et de son compagnon à quatre pattes, un de ces chiens de chasse aux longues oreilles qui traînent presque à terre. Il ne doit pas être tout jeune à voir son museau grisonnant mais il a encore fière allure. Le regard qu’il me jette en s’approchant de moi est vif, ses yeux brillent. J’ai l’impression qu’il me dévisage, qu’il me jauge, qu’il me juge. 

Et moi, la main déjà tendue vers lui, prête au câlin qu’il vient chercher, je suis penché, prêt à l’accueillir. Le gentil coquin ne se fait pas prier et s’arrête devant moi en me présentant sa tête. J’entends alors le brave homme me dire : “il n’est pas méchant, il veut simplement des caresses”. Comme si cela ne se voyait pas…

Et tout aussitôt, câlins reçus en fermant les yeux pour mieux se délecter, le toutou s’en retourne vers son maître et se dresse contre lui pour bien lui montrer que personne d’autre n’a son amitié, qu’il s’est juste permis un petit écart pour le plaisir.

Tandis que le chien se couche à côté du brave homme, nous échangeons une solide poignée de main, comme l’auraient fait des connaissances de longue date. 

Nul besoin de présentations entre nous. C’est un peu comme si on se retrouvait. Comme si on renouait une conversation interrompue. Comme si on reprenait le cours d’un lointain bavardage. 

Vous savez me dit-il, je ne les fais pas mais j’ai nonante trois ans et demi et je suis veuf depuis trois mois. Trois mois que ma femme est partie, dans sa nonante et unième année. Alors vous comprenez que je ne pouvais pas rester tout seul à mon âge. Alors je suis allé au refuge où j’ai trouvé cet adorable chien. Alors voilà que maintenant on est plus seuls, ni lui ni moi. Nous sommes devenus les meilleurs amis du monde et chaque jour nous faisons de grandes promenades. C’est bon pour ma santé et c’est bon pour lui qui était enfermé dans une cage. 

J’ai des enfants. Ils sont grands et ont chacun de bons métiers et de bonnes places. Ils me téléphonent assez souvent pour me dire ce qu’ils font, comment ils vont. Ils en oublient presque de prendre de mes nouvelles, tant ils sont absorbés par leur vie.

Ils m’invitent plusieurs fois dans l’année pour des repas avec leurs enfants et petits enfants. J’suis arrière grand père de quatre jeunets un peu bouillants que j’aime beaucoup mais que je ne vois pas assez à mon goût. 

Et puis vous savez, dans ces repas où on m’invite, c’est pas tellement agréable pour moi parce qu’ils discutent tous de leur travail, de leurs problèmes… ça ne leur viendrait pas à l’idée de me causer, de parler d’autre chose que de leur boulot. 

Bien sûr, ils sont contents de me voir à leur table pour manger de bonnes choses. J’ai encore un bon coup de fourchette pour mon âge… mais ils ne s’intéressent pas à moi et finalement je suis bien content de rentrer chez moi avec mon copain.

C’est vrai que j’ai une bonne santé. Jamais de médicaments, c’est pas bon pour la santé, ça vous fout les intestins en l’air. Et les médecins, ne m’en parlez pas, ils sont juste là pour vous prendre de l’argent et c’est tout. Je le sais puisque un de mes fils est médecin. Il se fait plein d’argent en un rien de temps. C’est pas comme moi. Quand j’ai commencé à travailler je gagnais trois fois rien. On s’est serré la ceinture ma femme et moi. Finalement on a été récompensés de nos efforts. On a pu s’acheter un appartement et un chalet et j’ai encore quelques économies. Mais je leur dis pas aux jeunes. Ils le sauront bien assez tôt…

J’aimerais pouvoir “partir” avant mon chien, parce que lui il a pas eu une belle vie. Il est encore assez jeune. Sept ans c’est pas beaucoup pour un chien. Mais je voudrais pas qu’il tombe avec quelqu’un qui soit méchant avec lui.

Et de but en blanc : “vous n’avez pas de chien, vous êtes seul ? Ah, vous avez eu un chien…

Ainsi va la conversation que je poursuis en parlant de mon grand copain Boubi, de notre amitié, de sa maladie et de ce sale matin de Noël 2006 quand j’ai dû le soulager de ses douleurs, parce que dans ses grands yeux je ne lisais plus la joie de vivre. 

Comme il me parle de ce qu’il me voit en bonne santé, je lui apprends mes quelques morceaux de ferraille aux hanches, à un pied et ma pile qu’il faudra tester un de ces jours…

On ne le dirait pas me confie-t-il. Vous marchez très bien mais vous devriez reprendre un chien pour vous tenir compagnie, comme moi.

Avec ces paroles, il a trouvé le trait d’union et de conclusion à ce bavardage. Il avait besoin de parler et m’a confié avant qu’on se quitte : “ça m’a fait plaisir de discuter avec vous. Si mes enfants pouvaient en faire autant…

Allez, viens mon chien, allons nous asseoir à une terrasse. J’ai soif.

Je les ai suivis du regard un long moment. L’un allant devant et se retournant pour voir si l’autre le suivait…

Pierre-André Schreiber

Dimanche 20 septembre 2015