Contes de noël pour enfants

L’écrivain montreusien Luciano Cavallini (qui nous gratifie chaque lundi d’une histoire fantasmagorique dans le blog “Terreurs et Angoisses de Montreux” – il reprendra en janvier) a écrit une série de 6 contes pour enfants, à raconter à vos enfants sans retenue. Nous commençons aujourd’hui. Il y en aura chaque lundi.

Paru le: 25/12/2015

Le Père de Noël

Voici le 8ème conte de Noël pour enfants de Luciano Cavallini. À lire à vos chérubins…
C’est aussi le 64ème conte fantasmagorique de Montreux. Un immense travail de cet écrivain qui mérite nos félicitations. 

Pour les enfants de Mymontreux.ch:
Le Père de Noël, conte de Noël
à Gaïa ma fille. 

Il sortait comme tous les soirs de son immense usine toute sale. C’est qu’on devait travailler dur dans l’enfer de la grande fonderie. On amenait des quintaux d’aciers incandescents, ça coulait de partout avec un bruit assourdissant, des martellements, des les vapeurs fantomatiques des plafonds.
On ne voyait rien parce que, dehors, la nuit boursoufflait son hématome d’encre sur tout ce qui pouvait encore servir de vitre. Et la neige s’était mise à tomber, s’accumulant ainsi sur les plaques de verre, tout de suite souillée, comme si elle floconnait déjà d’un ciel boueux.

Papa était très fatigué et, près du chemin de fer, on entendait hurler la plainte des locomotives qui, elles-mêmes, soufflaient une fumée âcre, s’ajoutant aux vapeurs de la fonderie. Et c’était partout des graisses charbonneuses qui pleuvaient en dedans, se condensant aux côtés d’endroits les plus chassieux avant d’imbiber la peau et tous ces torses d’Hercule saillant aux travers des tabliers de cuir, ou encore courbés sous des besognes titanesques qu’on n’arrivait jamais à rendre plus humaines.

Mais il ne devait pas flancher Hector Vautier, parce que ce soir la soirée serait plus longue qu’à l’accoutumée. On devait préparer le sapin de Noël, suspendre les chaussons devant la cheminée, préparer toute la place dont aurait besoin le Père Noël, pour déposer les cadeaux de la petite Rosalie.

Il était veuf Vautier, et tous les matins, après avoir conduit très tôt sa fille dans le préau de l’école maternelle de Vernex, il se dirigeait côté rue du Marché, vers cet énorme laminoir avide des sueurs de braves, y brûlant les chairs précocement, les scindant à chaud à force de devoir bondir d’un établi à l’autre, ou demeurer suspendu en l’air, écartelé à bout portant afin de pouvoir déverser les métaux liquide en des moules toujours plus profonds et gigantesques, toujours plus gourmands, demandant plus encore, toujours plus de ces pâtes liquides qui levaient dangereusement contre la vie des ouvriers. C’était bien avant que cette usine à foudre ne se transforme en menuiserie. Et le papa, en ce soir du 24 décembre, se demandait comment il allait trouver la force de s’occuper encore de sa petite Rosalie.

Elle avait à peine sept ans et déjà plus de maman. L’existence l’en avait privée, une méchante maladie que même pas la bonne Clinique de Valmont n’aurait pu éradiquer. La tuberculose emportait toutes ces femmes blanches qu’on voyait alignées sur les balcons vérandas, installées sur des chaises avec de grosses couvertures de laine sur les jambes, ou jusqu’aux mentons si c’était l’hiver. Il fallait de la lumière et du soleil, comme pour le raisin. La lumière et la chaleur faisaient doucement mûrir les grappes, puis produire le vin, mais n’arrivait pas à sauver les mamans. 
Peut-être préférait-il entendre carillonner l’ivresse, plutôt que le glas sur les Saintes Maternités?

Le papa prenait tout sur lui. Et le matin, tandis qu’il allait brûler dans l’Antre du Dieu Vulcain, le grand Patron des Enfers, il sentait sa petite toute seule en train de geler dans cette cour sombre. Afin de l’épargner le plus possible des morsures de l’hiver, il lui enfilait plusieurs couches d’habits sur le corps qu’elle avait d’ailleurs malingre et chétif. D’abord les vêtements usés, puis les plus récents, c’est-à-dire les petits qu’on faisait rallonger chez une couturière qui demandait cher le ravaudage. Alors depuis, cet énorme ouvrier taillé à la hache, de ses mains larges et épaisses comme des palettes, s’était mis à apprendre à coudre et tricoter. Mais il n’était de loin pas doué pour les travaux d’aiguilles qui lui demandait du mal, et on mettait des mois avant de comprendre comment monter une manche ou un poitrail. Et puis le soir, à la lampe à pétrole, éreinté de sa grosse journée, il s’endormait biscornu sur l’ouvrage.

Il aurait bien voulu la faire garder de temps en temps, la petite, au moins qu’elle puisse rester au chaud chez quelqu’un le matin, au lieu de trembler toute seule dans le préau d’école. Mais voilà, ça couterait trop, et pour rien on n’aimait pas trop prendre chez soi les rejetons des pauvres. Et puis on se le disait souvent dans les chaumières: «Quand on a déjà pas de quoi vivre pour soi, est-ce qu’on s’enfonce encore plus dans la misère, en mettant au monde de la progéniture dont on sait pertinemment qu’on arrivera pas à la nourrir!»

Comme toutes les années à Noël, le papa avait bien du souci. Et caché de tous, il allait dans un coin de l’usine, encore plus noir que les autres, comme un spectre de suie, se libérer d’un trop gros chagrin. Il se mettait à sangloter, invoquant la maman là-haut, afin qu’elle lui vienne en aide. Puis il fouillait son porte-monnaie, en lequel il avait réussi à escamoter aux prix de mille efforts, quatre belles pièces de cent sous toutes rutilantes, c’était beau à voir comme ils luisaient en creux de paumes, les fiers Guillaume Tell!

Il pourrait, cette année encore, trouver une mandarine avec une bougie plantée au milieu, un petit Jésus de chocolat, peut-être même un biscôme s’il restait trois sous, mais c’était pas sûr, en tout cas il avait réussi à confectionner bien maladroitement – qu’est-ce que cela pouvait faire face à l’amour d’un père pour sa petite fille – il avait donc tricoté et cousu avec de vieux chiffons et un reste de pelote de laine, une petite poupée famélique avec une jupette de travers, une bouche large comme un point final, et des yeux en boutons pas tout à fait bien rangés sur le visage.

Comme toutes les années, à minuit, dans son petit logis sous l’un des toits de l’avenue de la Grotte, ce serait la fête. On aurait même pu faire rôtir deux pommes de terre avec du beurre dans la grosse poêle noire frottée au gros sel, y mouiller un peu de gras de lard, puis pour le dessert, les vieilles pommes rabougries qui traînaient depuis longtemps, qu’on laisserait s’amollir devant le foyer de cheminée. Le bois, on était allé le chercher dans les gorges du Chaudron, tous les restants que la commune laissait pourrir sur place. On l’installait à dos de hotte, puis ça faisait des flambées les samedis soir. Sinon, le reste du temps, on s’emmitouflait sous plusieurs couches d’habits, avec des chiffons ou des vieilles manches coupées en guise d’écharpes.

Le papa était content, il avait pu trouver tout ce qu’il fallait. On se serrerait encore un peu plus jusqu’à l’an nouveau, jusqu’à quand la paie arriverait, qu’on irait chercher dans une enveloppe jaune et toute plate, vers le chef du personnel.

Il avait la mandarine, la bougie et le biscôme. Les pommes redoraient devant l’âtre, on lui avait même donné un reste de poudre de cannelle, c’était Nelly, de l’épicerie des Planches, elle raclait beaucoup les fonds de tiroirs pour les donner en cachette au papa de Rosalie.

Comme tous les ans à minuit, il expliqua à la petite qu’un autre papa allait passer et que pour cela il devait la laisser toute seule avec lui, sinon ça marcherait pas. Il n’ y avait pas de place pour deux papas en même temps. Elle devrait se montrer brave comme toujours en ces cas-là; comme elle était calme et obéissante tout le reste de l’année, il ne lui dirait rien de mal, il venait juste pour lui donner les cadeaux. Ceux qu’elle aimait. Qui feraient la soirée, et le plus sérieux, l’autre, celui de la poupée traditionnelle, qui parfois durait plusieurs mois. Une fois fini, son papa reviendrait et tout joyeux, ils pourraient fêter Noël devant la flamme humide, qui serait toute forte et toute luisante un beau moment, comme les feux de paille…

Rosalie lui dirait comme d’habitude qu’il avait une drôle de voix ce Père Noël, que sous ses gants blancs on aurait dit qu’il avait les mains noires, et que son visage semblait lui aussi bien sombre sous la barbe blanche. Mais voilà, on faisait pas si grands voyages autour de la Terre sans se salir, surtout en sachant qu’il fallait passer au travers de toutes les cheminées du monde, et que comme il en avait déjà visité pas mal jusque là, il était normal qu’il ne soit plus tout frais! Pis son vêtement il était bien bizarre! Ça durait quinze minutes, puis le gros bonhomme sortait par la porte, comme il était rentré, vu que pour sa stature le conduit de la cheminée avait été trop étroit…
Puis le papa revenait doucement, prenait sa petite fille tendrement dans les bras, en la picotant maladroitement de sa grosse moustache noire et hirsute, alors qu’il lui remettait fébrile, la poupée qu’il avait fabriquée le soir, en même temps que les habits, dans ces veilles difficiles où il s’assoupissait de guingois.

Alors qu’ainsi enlacée elle lui tournait le dos par-dessus l’épaule, le papa voyait en haut la lucarne d’ardoise où la nuit de Noël criblée de neige s’était assoupie. 
Il faisait, les yeux tout chauds et mouillés, une prière à sa femme maman, demandant de tout son cœur de père de veiller encore sur lui et sa petite fille, de lui donner courage et force,pour la prochaine année qui allait s’en venir. Et, la nuit, la neige sur la lucarne à cette occasion semblait scintiller différemment.

Le lendemain on irait mettre une rose sur la tombe, de ces roses de décembre qui gèlent sur les murets de pierres sèches, pour la remercier d’entendre les prières qu’on lui avait accordées, et les autres, celles où elle est toujours dedans quand on parle au Bon Dieu.

Noël serait là le lendemain, tout enneigé et givré de glaçons. On ouvrirait les portes tièdes de l’église, on se laisserait enivrer tous deux, pour une fois, avec une bonne lampée de vin chaud aux épices et avec les cantiques lumineux.

Il était né en même temps que la lumière grandissait, et il voyait de là-haut, avec la maman, ce petit Père de Noël qui, tant bien que mal, forgeait dans l’épreuve l’avenir de sa petite fille, tout comme il forgeait les grosses pièces de fonte loin du ciel et loin des hommes de bonne volonté.

Et cette étincelle d’enfant était bien l’étoile qu’il voyait fixée au-dessus du sapin déjà tout sec, pris en rapine au fond de la Baye, enfant aussi précieuse, aussi cadeau que cette flamme stellaire qui s’arrêta jadis au-dessus d’une étable. Et qui sembla baigner cette nuit sacrée par la lucarne de la chambrette, car on ne revit plus jamais le Papa de Noël et sa petite Rosalie. Sauf deux biscômes à leurs effigies, et des mandarines percées de bougies consumées. 

Les lucarnes veillent et sont les yeux des cieux. 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE), CONTES FANTASMAGORIQUES DE MONTREUX, «Le Père de Noël», décembre 2015 – Tous droits de reproduction réservés.