Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 03/07/2017

La légende du Jaman

La légende du Jaman

Genre : Fantastique-Fiction    

     

Quand passe l’attelage blanc,

Le destrier rejoint le vent.

 

          Quand passe l’attelage gris,

          De chagrin seras surpris.

 

                    Quand passe l’attelage noir,

                    De veuvage sera ta gloire.

 

                              Quand s’arrêtera l’attelage clair,

                              Viendra le temps de quitter chair. 

 

Lorsque vous montez aux Rochers de Naye avec le train, sitôt passée la station Jaman, peu avant le tunnel de la Perche, vous verrez les ruines d’un ancien chalet d’alpage.

Elles sont insignifiantes et se confondent avec la rocaille du paysage. Pourtant, en leurs fondations, on aperçoit encore portes et fenêtres émergeant des gravas, ainsi que les hautes gentianes frémissant aux vents.

 

Il n’en a pas toujours été ainsi.

On dit que le Jaman, ce vent frais du soir prenant naissance entre l’échine amont du col menant aux Cases et l’arrête de la Dent surplombant Caux, Glion puis tout le littoral Montreusien, serait capable de s’empreindre du sentiment des montagnards et d’agir en sorte que cela leur soit favorable ou selon ce qui fût fomenté par ces derniers, préjudiciable.

 

On ne sait si c’est une légende superstitieuse inventée par les locaux ou bien la stricte vérité, mais selon certains anciens, les ruines demeurant en cet endroit escarpé, que surplombe le Merdasson, seraient résultantes des grosses colères du vent.

 

L’été, il vous rafraîchit à partir de sept heures le soir, l’hiver il s’engouffre glacial entre les boyaux noirs de la ruelle de la Grotte, aux quartier des Planches, là où en cette saison il se fait le plus présent.

 

Voici donc telle que me la contée la vieille Adeline Cachin des Avants, “La Légende du Jaman”.

 

La belle Isore Leyduz comme tous les jours laissait paisser ses chèvres dans la combe de Jaman.

Le soleil venait de poindre au-dessus des grottes de Naye, ce qui – en cette saison – était de bon augure, car on voyait enfin sa face darder juste au-dessus les bouches grimaçantes trouant la roche.

 

On disait que des âmes damnées s’y trouvaient prisonnières, des mauvaises âmes criminelles volant les jeunes-filles vierges lors du solstice d’été afin de les offrir aux élémentaux de la roche, menant le sabbat dans les antres de la caillasse. Il fallait donc se méfier des longs crépuscules de juin et juillet donnant à croire que la clarté ne s’en irait jamais, pour ne point se laisser surprendre au dernier moment par l’ombre massive des ténèbres, encore plus dense en ces lieux-là.

C’est que le manteau de tuf déployait déjà son ombre bien avant que le soleil ne s’engloutisse, lui aussi, derrière les crêtes de l’Orbe.

 

Un soir de juillet donc, alors qu’Isore se tenait à l’écart en compagnie de sa chèvre préférée “Pierrette”, elle entendit une voix lui intimant l’ordre de regarder côté Dent de Jaman, tandis qu’une brise délicate et parfumée au Thym Serpolet flattait ses fins cheveux marrons.

 

Une dame, munie d’une traîne semblant celle des derniers névés résistant encore contre la partie nord des rochers ouvrant vertigineusement côté “Cape aux Moines”, déambulait légère sur un grand destrier blanc. Elle-même, extrêmement pâle, visage ciselé à la plume de cygne, chantonnait une contine alors que son attelage s’arrêtait pile au pied de la fillette demeurant interdite.

 

“Quand passe l’attelage blanc,

Le destrier rejoint le vent.”

 

– N’aie point peur filletteje ne croise qu’une fois par année, peu avant le solstice d’été. D’habitude ne m’aperçoivent que ceux qui ont encore l’âme pure.

– Qui… Qui donc êtes-vous, fit la fillette surprise et toute tremblante?

– Je suis la voix du “Jaman “, celui que les hommes entendent et qui les avertit de sa présence dans la plaine. Mais ils ne comprennent point ce que je dis, rien des nouvelles de la flore et de la faune, rien de ce qui se cache de précieux ou grave entre les fissures des roches.

Rien de ce que la nature cherche à leur révéler.

Ils n’en font qu’à leur tête et chassent les esprits bénéfiques de cette contrée bénie des dieux.

À force de se comporter n’importe comment avec tous les bienfaits envoyés d’En Haut, d’ignorer la luxuriance que Mère Nature prodigue, le lait bien gras gonflant les mamelles des bêtes, le raisin mûr et sucré qu’ils n’utilisent que pour s’enivrer, ils offensent les lois gravées sur les parois de Naye et Jaman.

Ainsi, pour le premier chevrier ou montagnard que tu croiseras, sois ma messagère, répète-lui exactement ce que je t’ai dit puis suis ton chemin et ne te laisse blesser par ceux qui ne veulent entendre la vérité.

 

À cet instant précis, la dame effleura la chevelure d’Isore qui ressentit toute la plénitude du vent lui redonner vigueur, avec l’essence des fleurs la recouvrant d’un voile odoriférant.

Dans la plaine, côté Territet, on ouvrait béantes les fenêtres en prenant enfin le frais, comme on boirait la brise de ce Jaman bénitandis que le destrier se dissolvait dans l’air s’ourlant délicatement.

 

Isore toute tremblante, redescendit vers son chalet d’alpage. Lorsqu’elle croisa le vieux Faverges qui ramenait ses vaches au Col, qu’elle rapporta sa rencontre et ce que lui avait conté la Dame, il s’esclaffa, arguant à grands renforts de gestes simiesques, que le soleil devait avoir tapé bien dru sur son mignon caillou !

 

“Quand passe l’attelage gris,

De chagrin sera surpris.”

 

Quatre chevaux sombres tirant une calèche ruisselante d’orages s’arrêtèrent devant la fillette.

Une femme, que la pluie semblait avoir détrempée jusqu’aux os et secouées de sanglots, rendant ses propos quasi incompréhensibles, lui fit signe d’avancer jusqu’à elle.

 

– N’aie point peur mon enfant. Je suis les larmes chagrines du Jaman, ce vent qui le soir abreuve les hommes de rosée fraîche lorsque les fièvres caniculaires cessent de saler les terres de sueurs amères. Avec cet attelage, je happe au passage les embruns des sources louvoyant entre les Gorges du Chaudron, puis les tamise sur les plaines blanchies d’étés cuisants. Je porte en moi la peine des ruisseaux, les eaux troublées des fontaines, les ruisselles emprisonnées entre les lits lugubres construits par l’homme.

Je porte le sang des roches, souillé des mêmes luxures que celui circulant chez tes semblables et que j’essaie vainement de purifier.

Si tu croises un pèlerin sur ton passage, rapporte-lui mes propos mais surtout ne t’offusque pas d’éventuelles railleries.

 

Sur ce, la Dame éplorée disparut dans sa calèche non sans avoir baptisé la fille d’une averse cristalline, la lavant du poids de toute sa lassitude, des brûlures solaires ayant cogné sur sa marche, l’abreuvant d’eaux claires puisées à la matrice-même des sources.

Puis, comme un torrent déboulant sur Caux, l’attelage se dispersa en cascades tumultueuses face à la combe de Crêt-d’y-Bau.

 

La fillette n’eut pas le temps de frissonner – d’ailleurs l’eau était aussi tiède qu’une moraine ensoleillée – qu’elle entendit la contine suivante alors qu’elle parvenait au chalet d’alpage, suivie de près par le grelot de sa chère Pierrette.

Cette fois-ci il ne demeurait plus qu’un mince ruban évanescent au-dessus de Vallorbe.

 

Lorsqu’elle croisa le Garde-Chasse Moruz et qu’elle lui répéta les admonestations, elle n’eût pour toute réponse du rustre qu’un tir de fusil bien nourri, ne blessant l’air que d’une trouée de poudre.

 

“Quand passe l’attelage noir,

De veuvage sera ta gloire.”

 

Isore vit un grand char ténébreux, dont l’habitacle semblait recouvert de catafalques. Deux gros falots jaunâtres foraient avec peine la pénombre du chemin.

 

Une vieille femme famélique, disséquant de ses canines un rictus asséché, se ficha devant la gamine, alors qu’une étouffante odeur de charogne empestait son haleine.

 

– Approche donc ici, gaminette! Apprends à craindre le souffle du Jaman qui doit se purifier des exhalaisons putrides de tes semblables.

En temps normal, comme tu le sais maintenant, il revigore le souffle des habitants de Montreux, Territet, ainsi que Chillon, mais pour cela, bien avant, tout en amont, quand il a plu ses tourments et purifié son parcours, comme il te l’a été colporté, sa peine fût si profonde que bien des fibres jointes à la gerbe venteuse de son esprit se sont dissoutes ou disséminées à mi-parcours, épuisées, n’ayant plus pu survoler la sente escarpée arpentant des Cases jusqu’en ce lieu accidenté.

Vois dans le soir ces éboulis chaotiques, continuant de s’agripper à la roche ou se désagrégeant sur la poussière des recourbes! Vois la Dent, monolithe épais, comme si toutes les nuits d’antan se concrétisaient ensembles en son coeur!

 

Je contiens l’âme obscure de tes semblables, pétrifiée même en ce qui vente et m’appesantit, comme une vesse sur la plaine lorsque les nuitées moites de l’été rendent la torpeur des hommes cauchemardesque! J’inonde le sommet de Jaman, emportant à la foulée les besogneux bras des hommes en croix!

Lorsque le ciel est plombé de nuages, lorsque les étoiles ne coïncident plus avec les regards du masque vespéral, alors – comme la lave – je m’éboule entre Veytaux et la Veraye, contre les tourments du donjon de Chillon dont on entend les lamentes loin à la ronde!

 

Ne rentre pas au chalet ce soir, fraies-toi un chemin secret jusqu’aux Avants avec tes chèvres et demande l’hospitalité au paysan François Garroche qui t’emploie.

Tu dois impérativement accomplir cette désalpe nocturne, car le Jaman, crois-moi, est bien trop chargé de courroux et de tourments!

Une fois par siècle, il doit s’ébrouer de toute impureté et se purifier entièrement des pensées humaines amassées chaque soir sur son parcours.

Si tu croises quelque âme errante sur ton passage, ignore-les, ne te retourne pas, fuis loin en avant avec la dernière frange constituant ce qu’il vente du Jaman. 

 

Sur ce, l’impériale funèbre où se trouvait l’osseuse présence, entre le cirque minéral luisant sous les nimbes de la plaine, se démembra comme un vieux jeu d’osselets.

Il ne restait plus que le souffre de son regard, ses phares longuement jaunis peinant à se consumer.

 

Ce fut une nuit terrible racontèrent les anciens, une nuit où le Jaman avait perdu toute contenance, emportant flores et rocailles telles fétus de pailles, puis le grand chalet d’alpage devenu vulgaire botte de foin mal arrimée au champ.

Un Jaman furibond, guerroyant la bise noire des êtres humains, brisant les tables de la roche, semant partout terreurs et désolations sur son chemin!

 

Quand Isère s’éveilla au matin, encore blottie d’épuisement dans la maison du chevrier des Avants, c’était comme si elle avait dormi cent ans; en apercevant le reflet de son visage dans la vasque de toilettage, elle y surprit une vieille femme patibulaire au lieu d’une jeune fille fraîche et désinvolte.

 

On peut bien le révéler maintenant; Isore n’est autre que la vieille Adeline Cachin, ayant changé son nom avec le siècle depuis la catastrophe.

Mais qui donc parmi vous pour y croire?

 

Lorsqu’on suit les messagers du Jaman, le temps n’est plus le même, on s’éveille avec sur le dos la sagesse des ruines quittées par l’homme.

 

Quand s’arrêtera l’attelage clair,

Viendra le temps de quitter chair..

 

© Luciano Cavallini Membre de l’Association Vaudoise des Écrivains (AVE) & Mymontreux.ch, “La  légende du Jaman”, 21 juin 2017 – Tous droits de reproduction réservés.