Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 06/02/2017

La beauté de Géraldine

Voici le 118ème conte de l’écrivain montreusien Luciano Cavallini.
Un livre de 160 pages paraîtra en avril aux éditions Cabédita, contenant la plupart de ces contes et d’autres, inédits. Vous pouvez le commander jusqu’à fin février au prix préférentiel de Fr. 30.- au lieu de Fr. 39.- à cette adresse: rbornand@bgcom.ch

La beauté de Géraldine
Au cours de danse du Montreux-Palace, avec Dame Santa de Knorring.

Genre: Récit
à Géraldine Chaplin

Un beau jour lustré entrait par les baies du Montreux Palace. On voyait les filles au sol, bras nus et filiformes, nouant précautionneusement leurs rubans de pointes. La soie rose jouait sur leurs chairs carmines, les os des poignets, les veines, les nerfs apparents se cabraient sous l’effort des digitées moites à devoir, coûte que coûte, maintenir le chausson bien moulé au pied.

On n’entendait pas grand-chose, que le bruit de petits poneys martelant le sol lorsqu’ils exécutaient leurs premiers pas d’échauffement. On regardait la taille, la ligne, la luisance des membres s’écoulant en même temps que les gestes. Le jour ruisselait sur les mouvements, les cous tendus à se rompre. Des courroies frêles et pourtant robustes, à la limite de la cassure, les avants-bras extrêmes se déroulant comme des volutes, parfois comme des faux ou des ailes de cygnes mais toujours à la limite de la rupture. Il y avait à la fois quelque chose d’envoûtant et d’hostile. On se crucifiait pour l’art, encore et encore; entre les omoplates suintaient les clous de la sueur, le sel vinaigré de la grâce vous entrait par les narines et ces roses pourpres, transformées en sylphides, luttaient impitoyablement contre la chair voulant les y incarner. La maltraitance les encerclait à la criée de la Maîtresse de ballet, qui voulait voir s’élever toujours plus hautes les arabesques1,les lignes s’affiner et ce qui jamais ne s’imprimera nulle part, demandait la perfection totale alors que cette dernière se dissolvait instantanément dans l’air et la lumière.

Dure et impitoyable, Madame Santa de Knorring fit son entrée. Elle donnait son cours comme on aurait dirigé l’armée rouge, martelant le sol de ses bottines, mais caressant le vélin du jour en d’infinis ports de bras.

Puis il y avait en coulisses du studio, vers le piano et les recoins sombres, les regards inquisiteurs de toutes ces mères persuadées qu’elles avaient engendré des génies. Elles s’épiaient entre elles, chacune sûre de posséder la fille la plus douée du cours de danse, celle qui ressemblerait le plus au parfait bonbon rose, à la petite poupée docile et mignonne, image réductrice et pédophile que le grand répertoire classique du dix-neuvième siècle véhiculait de la femme. On évoquait indéfiniment la grande Manola qui était devenue étoile à la Scala de Milan, dont on se référait toujours, et Géraldine, la fille d’un acteur de génie qui s’essayait encore et encore, de ces lignes infinies, à déborder au-delà de l’horizon du corps.

On perdait du tégument et de la contenance à vouloir devenir âme avec la chair. Il n’était pas possible d’enlever du corps jusqu’au canevas du souffle. On se tuait à la tâche, on recommençait sans cesse les mêmes mouvements, les pieds hachés ou les hanches brisées. Les nourritures terrestres ne passaient plus par la bouche, on respirait les arômes, on ne s’assoiffait que d’eau, puis on rejetait tout en vrac, pour demeurer cet ange uniquement bâti d’os et de nerfs.

Santa de Knorring ne lâchait rien, roulant son accent russe comme ses yeux, encore et encore on reprenait les mêmes pas. Et le jour du studio croissait plus intense, on voyait les petites filles se transformer en fées dragées, ravies que toutes ces princesses représentassent tant de royaumes aussi divers. Le joli rêve du mignon prenait de l’ampleur dans la bonbonnière de la maltraitance physique et l’anorexie mentale. Tant de victimes, de parcours interrompus, toutes ces étoiles brûlées par de plus grands espaces stellaires. Tant d’efforts pour atteindre l’image parfaite de la taille idéale, de la jambe levée, du cou-de-pied cambré! Rejoindre grâce et perfectionnement, petites filles modèles bien domptées, courbettes et révérences, bonnes familles, l’idéal pubère de la Giselle 2amoureuse, toujours prête à rencontrer son prince charmant.

Encore et encore, on se peaufinait, encore et toujours, Santa de Knorring, au bâton cognait les lattes du parquet, tandis que le miroir réfléchissait la clarté de Montreux et du ciel sur les biches fragiles s’ébattant en leur halo rosâtre.

 
Géraldine, aux traits émaciés et à la frange mouillée d’efforts, recommençait sans cesse les mêmes mouvements, de ses diaphyses tranchantes, acidifiant l’espace de leurs filins luminescents. Tantôt cimeterres, tantôt lianes, caresses abrasives tenaillant le ventre à peine les apercevait-on.

Où irait-elle? Que ferait-elle Géraldine, une fois détrônée du Royal Ballet?
Elle y repensait souvent à cette époque; toutes ces filles de bonnes familles demeuraient là tous les jours, automates miniatures ou boîtes à musique que l’on plaçait tour à tour sur les plus hautes étagères sociales, Coppélia3mécaniques exécutant leurs tours bien réglés et dociles sur des boitiers en forme de scènes. Acclamées par les familles, ces dignes représentantes de la Comtesse de Ségur devenaient montreuses de cygnes à travers les barreaux de leurs cages dorées. Elles arrivaient les cols amidonnés, biens moulées à l’intérieur de leurs chemisiers dentelles et manches d’écumes. Puis harnachées à la barre, girafes dociles que l’on voyait suer tel un glaçage de pâtisseries. Collets montés sous les assauts de l’étirement, plus d’une grimaçait à l’encontre des efforts, la peine corporelle lissant les nuques, dont les galbes depuis le chignon jusqu’aux épaules semblaient tenir le port de tête avec la seule aide d’un ténu fil de soie.

Géraldine cependant ressemblait au cygne noir de l’histoire. Les cheveux d’ébène, des yeux de biches inquisiteurs semblant parfois affolés, on la voyait tendre vers l’effort, à quelques millimètres de Madame de Knorring qu’elle toisait de haut, hissée au sommet de ses pointes. Sur son corps pris entre baies et miroirs, le jour intense gouachait ses lattes et l’on apercevait les moindres veines de l’oblongue jeune fille saillir à la perfection près, matrices en lesquelles les mouvements se faufilaient, se frôlaient parfois en synergies ou contre-rythmes. Entre les chairs, l’épiderme, la bulle de clarté délimitant la silhouette au fil du rasoir, il y avait cette grâce infinie de la fille révélée au grand jour, évoluant entre les fascias l’articulant toute entière, créant – au fur et à mesure de l’interprétation – cette émotion fragile et constamment mortelle qu’elle devait raviver au prix d’efforts surhumains. Le sentiment de ressentir la fragrance du geste distillé par la sueur parvenait jusqu’aux abords réservés aux spectateurs, la danseuse avait du goût, un goût aigre noyautant la musique édulcorée et pompier de Tchaikovsky. Seule la femme triomphait de sa beauté dont elle ne semblait plus avoir conscience du tout. Un mirage à contrejour, une émanation sur les vitrages qu’à son insu elle laissait échapper, tel un spectre qu’elle ne pouvait contrôler.

Il ne demeurait que la gorgone à petit chien, martelant le sol de son bâton, la dureté du gel striant le coeur fragile d’un flocon de neige. Géraldine ne contrôlait que la virtuosité des pas, elle n’avait aucune conscience de ce que son corps irradiait à son insu. Cela demeurait un mystère auquel on ne pouvait répondre. La matière organique, ce qui l’animait, la housse tissulaire en laquelle la danse fermentait, puis enfin la sublimation qui parvenait au regard, tout ceci se distillait en un lieu secret, comme totalement séparé de l’interprète qui n’en devenait alors plus que l’effet secondaire.

Santa de Knorring, impitoyable, vociférait de plus belle, aussi tendre avec son chien que frigide avec les filles; on recommençait, encore et encore la même variation, la même torture au niais sourire juché sur pointes.

C’est alors que la chair, n’en pouvant plus de s’élever à tout rompre, chuta brusquement au sol. Le plancher redevenait solide, et l’espace empli de gaz volatils ne pouvait plus réfréner quoi que se soit. Étourdie un instant, Géraldine entortillait ses bras comme des lianes contre la douleur des pointes en feu. Elle sentait, sous la roseur du chausson, le sang poindre des orteils, entre les ongles noirâtres et les multiples ecchymoses déformant le tarse. L’allux valgus 4 bâillait méchamment contre l’embout plâtré. Il y avait cette chaleur sourde, ne pouvant diffuser du carcan et crucifiant le pied à l’instrument. Si les attaches liquidiennes continuaient de voltiger en des régions raréfiées, les menés glissaient sur des charbons ardents. Le buste recherchant à évoluer toujours plus haut vers les régions zéphyriennes; et les jambes, embourbées au sol, créaient un antagonisme cruel scindant la ballerine en deux. La terre des sylphides recelait des nues trompeuses, des marécages sournois que les charnières musculos tendineuses ne parvenaient à éviter. La peau s’effondrait dans l’abîme, engloutie par la même occasion dans la maigreur des os.

Il fallait se relever. Montrer l’exemple. L’incarnation de l’âme devait pouvoir se regonfler telle une baudruche d’air chaud. La danseuse remonte elle-même tous les jours le boulet de Sisyphe, son corps éreinté au sommet du Mont-Chauve. Tant qu’elle le pouvait, tant que jouvence lui en laissait le loisir, tant qu’elle pouvait ressembler à la nymphette éternelle d’un conte de fée. Car il arrive très vite, le temps où l’instrument de vol montre ses premières fissures de fatigue. Le corps fuit alors par les brèches de l’âme, se déchirant de plus en plus souvent, et l’amas de glaise retombe aux tréfonds de sa condition première.
Les jambes renfoncées dans les semelles de labours s’engourdissent de plus en plus, tandis qu’au loin, les ailes closes, le cygne entonne son dernier requiem.

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) – janvier 2016 – ” La beauté de Géraldine ” – Tous droits réservés.

Notes :
1 Jambe tendue très élevée à l’arrière du corps dans la projection de la hanche.
2Ballet du répertoire classique académique.
3 Idem.
4 Oignon déformant le gros orteil sous la pression répétée du corps monté sur les pointes.