Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 20/03/2017

Collège Vinet

Genre: Récit.

«…et les murs de la classe 
s’écroulent tranquillement 
et les vitres redeviennent sable 
l’encre redevient eau 
les pupitres redeviennent arbres 
la craie redevient falaise 
le port-plume redevient oiseau». 

Jacques Prévert, “Page d’écriture”. (Extrait)

On y parvenait à reculons – pour moi – par cette artère close d’ombres diffuses et de murets gris, de l’avenue Jaman à Clarens.

Des cris partout, des scories de gestes brusques lancés à toute volée, des heurts physiques, rien de bien défini ou autres finesses engageant quelconque humanité. Cette cohorte s’agitait ainsi en cris barbares, que ce soit dans les transports publics, les préaux, les couloirs, il fallait que ça couine, que ça spasme comme des fèves en maracas. Cette marmaille électrifiée, nourrie à la bidoche, aux sucreries et au fromage, lobotomisée déjà par le génocide télévisuel, ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Point de nuage, point d’azur, point d’arbre, aucun chant d’oiseaux, la nature s’évaporait tout autour de cette jungle sauvage, ce microcosme en culotte courte qu’ont, depuis des générations déjà, guerroyé d’autres charrues parentales. Point de cieux, point d’yeux, point de lieu. Un standard imité comme le primate descendu de l’arbre et l’homme remontant au singe en y ratant quelques échelons. Une génétique enkystée dans la cellule souche avec un seul mot d’ordre répliqué via les ribosomes1: Sport, études, famille, villa, mioches. On se meut comme le grand singe et l’on ânonne tel le perroquet issu de la volière de l’Éducation Nationale ou du Département de l’instruction publique. L’ennui prolongé de flasques fillettes débouchant sur des madames Bovari “mémérisées” avant la majorité, et des papas ventripotents dès la dernière gorgée de bière avalée au sein de l’école de recrue. Pour gagner son cash et s’offrir tous les délices que propose la société de consommation, on avait d’autre choix que d’avoir du buffet et posséder un “safe”. Tout demeurait lié au digestif, l’avidité stomacale d’ingurgiter toujours plus en déféquant le moins possible; boulimiques, on thésaurisait jusqu’à occlusion intestinale et au diabète existentiel.

Cela s’ébrouait en tous sens, surtout les garçons en culottes courtes et dont les genoux cagneux révélaient leurs éperonnées diverses s’étant élancées par hordes barbares sur des territoires à reconquérir.
Car, même enfant, l’homme demeure prédateur, il fallait coûte que coûte regagner ses billes perdues la veille à coups de gourdins, sans compter celles parties dans le caniveau. Si ce n’était des poursuites pour des béguins, des vengeances sourdes contre la fille du rival fouettée avec des orties sur le chemin des Riettes, on assistait aussi à d’autres guerrillas dans les salles de gymnastique, vastes halles militaires aux engins hostiles suspendus des plafonds ou remontant du sol jusqu’au faîte, tels des fanons sur lesquels on y laissait déjà une bonne partie de sa peau. Festival de bleus et de croûtes sanguinolentes d’après batailles, qui continuaient de suinter une fois voûtés en classe.

Il n’y avait rien là de trop affriolent; que se soit celles de Clarens Gare, Chailly ou Chernex, ces salles de gymnastique demeuraient laides et sinistres comme des Vel’ d’Hiv’ sous l’occupation. Il y avait cette odeur âcre des premières glandes apocrines2 écloses des épidermes visqueux de l’adolescence, mélangées au chewim-gum à la chlorophylle, aux crins gras des cheveux mal rincés sous la douche. Pas de quoi être fier de cette éducation déférée aux sifflets et de ces stupides maîtres “d’éducation physique”, tous affairés et convaincus du politiquement utile des sports d’équipe. Taper dans un tas de cuir, le ficher dans un filet vertical ou horizontal, nous perpétuions toute la laideur de la compétition apprise dès l’instant où les testicules des garçons commençaient à descendre aux bons endroits. Il fallait à tout prix faire coïncider la puberté avec le fait viril d’avoir des couilles.

On déferlait en bousculades par la grande cage d’escaliers aux briques translucides, confondant le jour en une bave verte pisseuse. Des alignements de bancs rivés d’acier, ça sentait partout cette odeur de limaille astiquée à la peau de culs. On était pas là pour rêver, les petits dessins pâteux de l’enfantine ou maternelle, les tressautements de Dalcroze aux tambourins, tout cela était bien fini; il fallait tout de suite aiguiller les moutons vers une industrie à haut rendement, en développant l’arithmétique et les sciences. Les sciences du Droit et des chiffres, “des choses sérieuses”, plus de temps à perdre avec l’Histoire et les cultures antiques; de toutes façons, tout cela est langage mort depuis longtemps et ne rapporte économiquement plus rien au pays, donc totalement obsolète.
C’est comme cela qu’on finit par remplacer les bibliothèques en vestiaires de football.

Les tâches commençaient avec l’ennui profond de perdre ses journées, à compter les années pataugeant lourdes comme des pachydermes sous le cagnard. Si seulement tout cela s’arrangeait comme pour les autres repris de justice: remises de peine pour bonne conduite, permissions, promenades dans la cour. Mais non, que nenni ! Toutes ces tronches de premiers de classe suivaient bouches bées les lignes et les carreaux formatés des cahiers, que curieusement on appelait aussi “guide-ânes”.

Les coudes bien posés sur les tables, les manches et la peau lustrée par les phrases maintes fois réécrites, les manières maintes fois récitées, les petites filles attentives crochaient sur les partitions, sages avec leurs noeuds ou leurs rubans dans les cheveux et leurs digitées bleues sur le majeur. Elles jouaient les pince-nichons, lisses et propres de l’extérieur, mais crouilles et fleurant la pisse de l’intérieur. Il y avait encore l’odeur des cartouches et de l’encre insérée dans les plumes “Pélican”, puis Monsieur Darlif, Maître d’école en blouse blanche assis aux côtés du squelette délavé par les années scolaires se succédant vaille que vaille les unes derrière les autres, avec les transparents du rétroprojecteur comme archives.

Je pensais à Prévert, à l’oiseau Lyre.

La classe se nimbait d’un halo verdâtre que tranchaient les stores à lamelles, avec toujours – provenant du mobilier – cette fragrance douceâtre d’hémorragies s’échappant des aciers de nos chaises. J’entendais les clameurs de la rue Vinet lécher la fenêtre décrochée en oblique.

Le Maître, Monsieur Darlif exerçait ce qu’il pouvait. Il passait pour être sévère, voire très vindicatif. En tous les cas agressif, peu conciliant, même obtus. Mais je n’y croyais rien, car il aimait la musique classique et l’Histoire qu’il savait mieux que quiconque enseigner à sa manière, tel un conférencier à la proue d’une chaire. Il s’emportait contre la deuxième guerre mondiale, s’attardait sur les camps de concentration, provoquait la gêne en s’y réinstallant souvent. Il discourait sur Kissinger, Daladier ou Churchill. On voyait des films projetés grandeur réelle sur un écran, toute une époque noire s’immisçant soudainement entre les murs d’une Suisse toujours proprette et tranquille. Des combinaisons zébrées, des croix jaunes, que la croix rouge ne parvenait à extraire de la tourmente et dont la croix blanche accommodée semblait servir de napperon pour le carnotzet de Pilet-Golaz. Des visages émaciés, des ossuaires hagards montés mécaniquement en humains et fonctionnant toujours on ne sait comment, glissaient comme des fantômes sur le Teflon de l’écran, ne pouvant point s’y attacher plus d’une seconde.

Juste après cette deuxième guerre mondiale, rapportait “Le canard enchaîné”: «On disait du drapeau suisse que c’était une croix tracée sur une flaque de sang». Nous recevions des leçons d’histoire de la part de “Maréchal nous voilà” et Bousquet aux aguets. Si je ne m’abuse, il y avait bien plus de ces “Maréchal nous voilà et miliciens” suçant des Vichy, que “d’Enfants de la Patrie”. 

Je regardais le Maître qui me fixait souvent. Je voyais ses cheveux noirs geai, ses membres se découpant sur les murs verts, la blancheur de sa blouse tranchant violemment avec le pastel de la luminosité ambiante.
C’était le craint des autres collègues, le Roi du Collège, le Collège des collègues à n’en pas douter. Il y avait juste le bout de son nez remontant en trompette qui adoucissait son faciès, ainsi que sa voix au timbre légèrement blanc et à l’accent vaudois amollissant avec bonhomie les consonnes de ses imprécations.

Il ne savait pas pourquoi je n’avais pas l’air de suivre ce qu’il disait. Il ne savait pas, à ce moment-là, que j’avais été arraché à ma chère grand-mère et à son sublime Montreux, que pas un instant depuis l’âge de dix ans je n’avais réussi à digérer mes affres d’orphelin. Qu’à chaque fois que je m’en retournais la voir, j’en avais pour un trimestre à m’en remettre, ou pour la quinzaine si j’étais allé la visiter en fin de semaine. Quand à Montreux, cela devenait les terres d’André Dhôtel et de son roman que m’a donné à lire très jeune l’aïeule: “Le pays où l’on arrive jamais”3.

Il ne savait pas que le chagrin bouffait mon intellect, en tous les cas une partie. Que j’étais tout absorbé à trouver la force de donner le change, à cacher cette tourmente comme une affreuse maladie, un chancre que je devais absolument éviter d’exhiber au vu et au su de tous. Aurais-je dû en parler, de cette nouvelle vie ? De cet arrachement à la douceur de grands- parents attentifs, vivant au milieu d’une nature idyllique et m’apprenant poésie et littérature? De ce grand-père absorbé devant le trèfle de sa TSF, écoutant à deux un concerto de Mozart ? Moi, sans plainte, qui me suis retrouvé plongé dans les ravages d’un père violent et alcoolique, des hurlements de parents se bondissant dessus, d’une mère retrouvée l’avant-bras rivé dans le plâtre, suite d’avoir esquivé un saladier décoché contre son visage.
Aurais-je dû trahir ce lourd secret, décrire la honte en posant des mots ailleurs ?

Aurais-dû prendre du temps pour me confesser, l’auriez-vous compris ?
J’avais appréhendé les vicissitudes sans arriver à les dompter, prenant les moindres reliefs de ce collège en dégoût profond, avec ses échos criards, cette clarté soporifique en laquelle je m’esquivais là-bas, vers ma chère grand-mère, vers le pays du bleu Montreux, comme le petit Rémi de “Sans famille” d’Hector Malot, ne se remettant jamais de perdre sa “Mère Barberin”.

Comprenez-vous, Maître Darlif, Collège Vinet et autres qui se ressemblaient et s’accordaient en genre et en nombre, il fallait que sans vous, par obstruction je me sauve par tous les moyens, que je me sauve dans tous les sens du terme! Que je trouve une colonne aussi forte qu’Hercule en guise de père de substitution, une mère pour me guider. Alors quoi de mieux et de plus efficace comme paternité à enlever, que la discipline tyrannique et sans condition de la danse classique puis de sa compagne fasciste, ma professeure Simone Suter !

Que je me rééduque de A à Z, aux côtés d’artistes et d’écrivains fréquentant alors son académie, ensuite de tous les autres ayant jalonné ma carrière.

Comprenez-vous, il fallait que je trouve mon université populaire, mon universelle popularité, par la scène puis l’écriture. Il fallait que quelque chose restât damasquiné de tout cela. Que j’apprenne au fil des gestes et des syllabes, des mots, puis des quelques phrases que je tente encore de coudre, avec cette impression toujours de rater le sha de quelques millimètres seulement.

Rien cependant de cette vie ne m’intéresse vraiment, si ce n’est la connaissance de soi, l’anatomie et la physiologie humaine, environnementale, la spiritualité, la traque de la conscience, l’éveil, la lecture et la philosophie, l’art et la littérature, tout ce qui, en fin de cause, demeure impalpable et immatériel pour autrui.

Je fuis les enclumes domestiques standard, le conformisme, tout ce que l’on s’arnache au corps et qui l’appesantit, le vautre face contre terre, les tyrannies de la possession individuelle et la propriété, l’esclavagisme qui force à ramper devant l’hypothèque et l’usufruit.

Alors, cher Maître, je vis comme l’instrument aux ordres d’autres partitions et d’autres octaves élevées, toujours prêt à bondir hors de sa calebasse! 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains ( AVE ) – MyMontreux.ch – Contes fantasmagoriques de Montreux, “Collège Vinet”, mars 2017 – Tous droits de reproduction réservés.

Notes:

1 Ribosomes: endroit de la cellule où se répliquent les protéines; donc les structures nous composant et certainement influençant mécaniquement nos comportements mentaux, surtout dans la partie des gonades, c’est-à-dire des cellules souches de la perpétuation. (NDA)
 2 Glandes apocrines: deuxième série composant les glandes sudoripares; les apocrines sont responsables de cette mauvaise odeur caractéristique car composée d’un enduit graisseux qui se corrompt à l’air libre sous l’emprise des bactéries ambiantes.
Les glandes écrines, a contrario, ne suintent que de l’eau, des sels minéraux, un peu de glucose et de l’urée. (NDA)
 3 André Dhôtel, né le 1er septembre 1900 à Attigny (Ardennes) et mort le 22 juillet 1991 à Paris, est un écrivain français, à la fois romancier, conteur et poète ainsi que scénariste.
Connu du grand public par le roman “Le Pays où l’on n’arrive jamais”, prix Femina 1955; il est l’auteur d’une œuvre abondante et singulière, où s’exprime un merveilleux proche du quotidien, dans lequel le rapport à la nature joue un grand rôle. Il figure encore aujourd’hui parmi les auteurs français au programme de lettres françaises contemporaines du collège, sous forme de courts extraits. (Wikipedia)