Contes fantasmagoriques de Montreux

Des contes d’aventure, d’épouvante, d’amour à Montreux, basés sur des vérités, des légendes ou… l’imagination du conteur, l’écrivain montreusien Luciano Cavallini,
Derrière les paysages idylliques de Rousseau, il y eût des évènements que nos aïeux ont étouffés: de la romance, de l’angoisse ou de la nostalgie…

Paru le: 24/04/2017

Beau-Soleil

Beau-Soleil

Genre: fait divers

Il n’y a pas grand chose à dire ni de quoi être fier. L’un promenait son chien sans rien jacter et sans faire d’histoires, la clope au bec, prêt à se rompre. L’autre criait un maximum mais personne ne l’écoutait plus. Alors il s’est mis à écrire des tas de trucs brouillons décolorés au soleil et fichés contre un mur, ou retenus avec des pincettes à linge tout comme son cabanon aguillé par de mauvais branchages.

 

Non, on ne vivait pas comme ça en Suisse. On y survivait parfois. Même que le paysage étendait la cire du beau soleil sur un brillant plateau lacustre, même que les rochers semblaient avoir été brossés, les cieux passés au bleu de méthylène et les premières fleurs printanières devenues peluches du regard suscitaient la condescendance du bourgeois conformiste.

 

On voulait qu’il fasse beau, c’était une loi indéfectible qui permettait de planter le barbecue, le tintement des bouteilles de bière et les infos en arrières fonds. En gros: soleil, bidoche, alcool, le faste programme accéléré amenant à la production massive de radicaux libres. Profiter des terrasses, tondre les premières pelouses, puis, le dimanche matin, encore tout strié de pyjama, passer l’aspirateur sur les moquettes de la bagnole. On devrait aussi débâcher la piscine, vérifier les conduits d’arrivée d’eau, se procurer les pastilles de chlore et remplacer les filtres usagés. Ça sentait vraiment le printemps tout pétillant de vigueur sur les garages entrebâillés contre “tas de tôle.”

 

Au solitaire le droit de déambuler. Un petit bonjour de temps en temps, on ne savait pas trop quoi dire de toutes façons. On fouillait alors la conversation sur le bord du chemin, comme on verrait traîner les crottes de la veille.

Le chien du compère, un épagneul de course qui roulait doux dans la fumée de son maître, ne s’écartait jamais d’un pas de plus que l’autre. On l’apercevait tirant sur la laisse, efflanqué, regardant au-devant de ses grands yeux délavés. Le maître semblait un être taillé par le ciseau de Giacometti, mais pas fini, ou en tous les cas échappant au courroux destructif de l’artiste. Voilà, on avait trouvé: on parlerait du chien.

 

L’autre, un Rubens plutôt cossu, traînant en marcel par toutes les saisons, qu’il pleuve ou qu’il vente, demeurait balourd à l’arrière de son mur de pierres sèches. Ça sentait mauvais à ce qu’il parait, on ne pouvait pas vivre ainsi dans cette espèce de bidonville humide au milieu de florissantes propriétés. Ça ne faisait pas grand bruit non plus, le voisinage ne paraissait donc pas perturbé par cette allure étrange qui effrayait le passant.

On s’embourbait les pieds à la montée, sur cette pseudo voie romaine.

 

C’était vraiment peu drôle, on n’osait s’y arrêter sans crainte, en revanche avec le bonhomme du chien on causait un moment en ralentissant la marche. Il conduisait les taxis, des taxis de jadis, des berlines perdues d’avant le début des routes goudronnées. Enfin, c’est l’impression que cela donnait. L’allure grise, le visage famélique, les pommettes saillantes, il fixait indirectement sa face d’une expression figée contre la vie, toujours la même, de peur de craqueler le parchemin. Sans bruit, c’est la bonne femme de la cahutte de l’autoroute au-dessus de la Boriodaz, qui lui servait son repas de midi. Une Ginette de plus dans ces alentours emplis de déjections canines, d’odeurs douteuses, de poupées ukrainiennes levées à la hâte, sans compter les revendeurs de poudres et de beuh, stationnant vers ce conduit lugubre menant sous Sonzier.

 

Il pataugeait là avec l’épagneul, on ne savait rien de lui, si ce n’était son petit air méridional trompeur, puisque l’accent vaudois trahissait son filandreux fil de fromage entre les dents.

 

C’était la Ginette du coin qui lui chauffait aussi l’assiette, simplement des repas de guinguettes, de caravanes autoroutières placées pour lui à la bonne place, au bon moment entre deux solitudes et chiottes à la turque. Au moins un endroit tiède, même si c’était du réchauffé, ça fichait de la tiédeur sur la carcasse et se serait tout ça de grignoté sur l’existence.

 

Ça puait la frite ou autre chose, ces odeurs de bouffe dont la cuisine n’avait souvent rien avoir avec les plats représentés.

 

Il marchait sur la route bordée de merdes de chiens; d’ailleurs l’entrée de la Boriodaz annonçait de suite l’avant-goût de son champ élyséen en arborant fièrement l’oriflamme des plastics à excréments flottant librement au vent. C’était tout un univers de bennes à ordures, nanti d’une sorcière au visage brunâtre écrasé derrière ses carreaux, qui abhorrait tous ceux qui semblaient avoir une vie moins commune que la sienne. On cherchait le fruit juteux qui permettrait de procurer un peu de sève à cette chair désormais bien incapable de rendre le moindre jus.

Un peu d’inédit sur le palier de l’ennui. Une tronche chassieuse, un vague clafoutis brunâtre, mais rien de plus qu’on se rassure.

 

La mégère astiquait sa vie par des lourdeurs domestiques n’en finissant point, depuis l’aube jusqu’au soir, commérant sans cesse, distribuant la hargne des fausses rumeurs comme le facteur le courrier et le tracteur le purin. Sa vie pataugeait aussi dans le lisier, les petits pots visqueux pour nourrissons, le dégueulé d’animaux, ou encore se vautrait dans la haine envers ce qu’elle ne pourrait jamais concevoir autrement, ni appréhender différemment en sa triste existence, besognant face contre terre.

Parfois on la voyait en douce maltraiter un môme, brusquer une petite fille, froisser l’innocence de ses mains souillées de renvois d’éviers ou autres reflux excrémentiels.

 

Cette chose nuisible semblait jour et nuit coucher avec Cambronne.

 

En haut, près de la cabane, là où la forêt exhale une haleine humide et fétide, quand le soleil se couche, qu’il fait de moins en moins chaud, il se lève péniblement d’abord sans plus bouger, les pieds rivés dans la pierraille d’une sommaire terrasse.

 

C’était une Suisse miniature en quelque sorte qui s’offrait au promeneur; pas besoin d’aller jusqu’à Melide prendre un bain de foule. Sauf que Heidi circule en haillons et que Johanna Spyri ressemble plus à Fantine et à sa fille à Cosette. D’autant plus que le quartier n’en continuait pas moins de demeurer sous la haute surveillance d’une Thénardier active à la petite semaine, puis en mensuel, puis contractant par moult intrigues son contrat à durée indéterminée.

 

Ça regardait tout sauf ce qu’il fallait. Ça colportait plus encore, ceux qui s’en venaient ou partaient en avaient reçu, sans le savoir, toutes leurs rinçures blasphématoires contre l’échine. Ils en avaient pour leur compte. En fait, ça ne faisait rien d’autres que remuer la boue au fond d’un cul de basse fosse, cette engeance-là.

 

Nous avions, juchées devant nous, toutes les archives de ces générations rurales n’ayant jamais décollé des hameaux, le sang encore tout plein des détraquements provoqués par l’atavisme des générations précédentes. C’étaient ces sortes de campagnardes crasses et sordides qui devenaient haïssables, dont les sèves perverties par l’alcoolisme continuaient de pourrir les jeunes rameaux. Ces vignes tout autour, la culture de la vigne et du vin, l’apologie de cette boisson pernicieuse crevant les familles et menant les enfants vers toutes les dérives, vers la déchéance morale et physique. Alors on se demandait comment, comment devant un tel paysage aussi idyllique et béni de divines harmonies, où l’on pouvait à l’envi dériver en de douces contemplations, on se demandait comment l’âme humaine parvenait à chuter aussi bas, jusqu’à visiter les enfers de leurs propres fondements. Les réponses se trouvent agglutinées dans la grappe, la grappe et l’échalas, la bouteille, les fûts, le tonneau, les superstitions, l’obscurantisme, toutes ces choses ventrues et grotesques dégorgeant quelque haleine putride en fonds de chais, en ces endroits sourds plus propices aux existences confinées des vampires que celles, légères, de la part des anges.

 

Il était mort accompagné au chevet par son cancer. Mort en chien seul comme un homme. On l’avait retrouvé une semaine plus tard en totale décomposition sur le plancher qu’il avait fallu arracher sans attendre pour raisons sanitaires, vous l’entendez bien. Il est mort sur le bois ouvert et plat d’un cercueil à ciel ouvert. Entouré de baraques biscornues coulées comme de la boue prise au hasard avec la pierre, et les pierres avec ses miasmes. Entourés de villageois qui n’en avaient que faire, ignorant tout, mais qui dégoutants comme certains, passent plus de temps à distiller leur venin qu’à crocheter la compassion ou cristalliser une âme.

En faut-il donc du sel, le savez-vous, pour que l’âme finisse enfin par saturer l’eau de l’existence humaine!

 

Seul. Le chien ne semblait pas avoir hurlé le mort, il n’aboyait jamais, il regardait en avant de son air mélancolique, large comme des soucoupes aux abois.

C’est comme cela qu’il a dû veiller son maître, le chien, seul comme son bonhomme.

 

Alors il faut monter vers Sonzier par la Voie romaine, voir régulièrement comment se porte le deuxième bougre, assis sur la chaise de sa “propriété”.

Il est chouette en marcel, quand il semble jouer les grands propriétaires terriens, abandonné dans son préau.

 

Les Suisses, il paraît que ça meurt aussi, que ça peut être sale par abandon, il paraît même que c’est vraiment possible des souillures pareilles. L’autre compère il est encore vivant, ce n’est pas grave, on a sûrement encore un peu de temps devant nous avant de frôler les soupçons d’une quelconque inquiétude.

 

Mourir tout seul pendant des semaines avec son chien, franchement je rigole pas, c’est pour de vrai que ça s’est passé dans le quartier de Pertit, même si c’est pas croyable des histoires pareilles. Oui, ça passe sur routes et sentiers en habits de faucheuses ou robes de fenaisons. Non, tout cela n’est pas du roman mais bien que de la pure affliction.

Si ce sont cadavres et putréfactions qui dénotent la fin de vie, c’est la marche de tous ces robots programmés aux égoïsmes de la jouissance immédiate, qui prouve l’existence de la machine.

 

Avec la saleté haineuse de la rumeur encrassant les carreaux du hameau, quand tout le monde est content parce qu’il fait beau soleil.

 

© Luciano Cavallini, membre de l’association vaudoise des écrivains (AVE) et Mymontreux.ch, ” Beau-Soleil ” avril 2017- Tous droits de reproduction réservés.